Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/475

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« Je fus ravi que mon père lui eût, parlé si bien et si généreusement, et j’en allai faire aussitôt la relation à M. Le Pelletier [1], pour en informer M. Le Tellier, afin qu’il prît garde à la manière dont M. Colbert en parleroit. Nous fûmes ensemble le soir voir M. le premier président [2], qui étoit avec M. Colbert, et entretint ensuite M. le maréchal de Villeroy. Il fut fort surpris d’apprendre cette visite, qui est contre toutes les règles de la prudence. Là j’appris que M. Berryer étoit conseiller d’État ordinaire ; que le roi lui avoit donné une abbaye de six mille livres, et vouloit qu’il donnât le nom de ses enfants pour obtenir de Rome une dispense de tenir des bénéfices avant l’âge, et qu’il avoit mandé les procureurs généraux de la chambre [3] pour leur dire qu’il vouloit que M. Berryer eût connoissance de toutes les affaires de la chambre de justice, et qu’ils ne prissent aucunes conclusions que par son avis, et qu’il sollicitât tous les juges de la chambre de justice pour ses intérêts.

« Une conduite si bizarre et si extraordinaire m’oblige à dire ici les sentiments qu’on en a. Tout le monde blâme M. Colbert de se charger lui-même de messages désagréables ; d’avoir voulu voir lui-même M. Boucherat [4] pour faire plus d’éclat et augmenter l’injure, vu que la même chose se pouvoit faire doucement, sans bruit, et M. Le Tellier s’étant offert de lui parler ; d’avoir voulu venir encore lui-même parler à mon père, par le même principe ; que d’ôter [de la chambre de justice] M. Boucherat, homme de bien et de réputation, c’étoit faire connoître que ses intentions étoient mauvaises ; que de m’avoir ôté l’intendance de Soissons, étant rapporteur, c’étoit me faire honneur et se charger de honte, et faire croire qu’il désiroit de moi des choses injustes, et que j’avois assez d’honneur pour y résister ; que c’étoit achever de gâter le procès en faisant injure au rapporteur, et me mettant hors d’état de leur être favorable, quand j’en aurois le dessein ; car l’on attribueroit mes sentiments à crainte ou à intérêt, et non pas à justice ; et, pour comble, d’élever Berryer et le faire conducteur public de toutes les affaires de la chambre de justice, c’étoit faire gloire d’infamie et de honte ; car Berryer est le plus décrié des hommes. »

Cette intervention de Colbert avoit produit un effet plus défavorable qu’utile à la cause qu’il vouloit faire triompher. Les lettres de Mme de Sévigné suffiroient pour prouver à quel point l’opinion publique se déclaroit

  1. Claude Le Pelletier fut contrôleur général des finances en 1683, après la mort de Colbert.
  2. Guillaume de Lamoignon.
  3. Il y avait alors deux procureurs généraux de la chambre de justice, Hotman et Chamillart, tous deux maîtres des requêtes.
  4. Louis Boucherat, conseiller d’État ; il devint chancelier de France après la mort du maréchal Le Tellier.