Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/477

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

chambre a cessé d’entrer, et qu’il a fallu transférer M. Fouquet à Moret, j’ai dit à Artagnan de ne plus lui laisser parler avec les avocats, parce que je ne voulois pas qu’il fût averti du jour de son départ. Depuis qu’il a été à Moret, je lui ai dit de ne les laisser communiquer avec lui que deux fois la semaine, et en sa présence, parce que je ne veux : pas que ce conseil soit éternel ; et j’ai su que les avocats avoient excédé leur fonction, avoient porté et reporté des paquets et tenu un autre conseil au dehors, quoiqu’ils s’en défendent fort ; et puis dans ce projet, par lequel il vouloit bouleverser l’État [1], il doit faire enlever le procès et les rapporteurs. C’est ce qui m’a fait donner cet ordre, et je crois que la chambre y ajoutera. Je m’en remets néanmoins à ce qu’elle fera sur la requête de M. Fouquet [2]. Je ne veux sur tout cela que la justice, et je prends garde à tout ce que je vous dis ; car, quand il est question de la vie d’un homme, je ne veux pas dire une parole de trop. La chambre donc ordonnera ce qu’elle jugera à propos. J’aurois pu vous dire mes intentions dès hier ; mais j’ai voulue voir la requête, et je me la suis fait lire avec application, et on est bien aise de savoir ce que l’on a à dire. Je vous ai dit mes intentions, et je vous rends la requête, afin que la chambre y délibère. »

« Après ce discours, le roi m’ayant donné la requête, je lui dis que nous ferions rapport à la chambre de ce qu’il avoit plu à Sa Majesté de nous dire, et nous nous retirâmes. Je ne veux pas omettre une circonstance qui me parut fort belle au roi, c’est qu’étant demeuré court au milieu de son discours, il demeura quelque temps à songer pour se reprendre, et nous dit : « J’ai perdu ce que je voulois dire, » et songea encore assez de temps ; et ne retrouvant point ce qu’il avoit médité, il nous dit : « Cela est fâcheux quand cela arrive ; car en ces affaires, il est bon de ne rien dire que ce qu’on a pensé. »

Il y a loin de cette parole mesurée et sérieusement réfléchie aux anecdotes que l’historien protestant La Hode a recueillies [3], et que M. de Sismondi a reproduites [4]. D’après ces écrivains, Louis XIV auroit personnellement sollicité Olivier d’Ormesson pour ce qu’il auroit appelé son affaire, et d’Ormesson lui auroit répondu : « Sire, je ferai ce que mon honneur et ma conscience me suggéreront. » Et pour rendre l’anecdote plus piquante, les inventeurs ont eu soin d’ajouter

  1. Ce projet, trouvé dans la maison de Fouquet à Saint-Mandé, a été publié par M. P. Clément, Histoire de Colbert, introduction.
  2. Par cette requête, Fouquet demandait à communiquer librement avec ses défenseurs.
  3. Hist. de Louis XIV, liv. LXXVII, p. 162.
  4. Hist. des Français, t. XXV, p. 75.