Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/480

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complément des histoires les plus célèbres de Charles XII se trouve dans les Mémoires inédits du marquis d’Argenson. Il tenoit les détails qu’il donne du Suédois qui avoit servi d’intermédiaire entre Charles XII et le régent, du banquier Hoggers ou Hogguer :

« Personne, dit-il, ne possède plus au juste les desseins du roi de Suède que Hogguer, qui me les a contés ainsi qu’il suit : Charles XII faisoit la paix avec le czar, et en même temps formoit avec lui une alliance offensive et défensive, pour eux deux, s’emparer du pays, à leur convenance dans le Nord, anéantir le pouvoir du Danemark, détrôner Auguste [1] et maltraiter le roi de Prusse, rétablir la liberté germanique et donner de furieuses affaires à l’Angleterre chez elle. Il s’appuyoit de l’Espagne, où régnoit alors, pour ainsi dire, Albéroni, ministre à desseins vastes ; il procuroit à l’Espagne le recouvrement de ses anciens domaines d’Italie, et il engageoit la France, dès qu’elle voudroit, dans ses desseins, en lui procurant les Pays-Bas ; et par cette alliance, le régent étoit sûr d’un appui bien puissant pour monter sur le trône de France, si la succession en devenoit vacante pour lui ; car cet appui-là étoit bien plus fort que celui du traité de Londres ou quadruple alliance [2], qui n’entroit que dans un médiocre tourbillon de desseins, en sorte que le roi Georges n’étant pas inquiété pour son usurpation, il se soucioit peu des inquiétudes qu’on feroit essuyer au duc d’Orléans ; et même si le roi d’Espagne savoit alors opter pour la France et abandonner l’Espagne, l’Angleterre se faisoit un mérite auprès de toute l’Europe d’assurer si bien l’équilibre général, et y sacrifioit les intérêts de son allié le duc d’Orléans. Mais le héros du Nord, Charles XII, homme à parole inviolable et poussant la magnanimité jusques à la folie, auroit plutôt manqué à tout qu’à son allié. Il eût plutôt déféré aux intérêts de la France, plus voisine de lui et plus concourante à ses vastes desseins, que pourvu aux desseins de l’Espagne contre le régent, d’autant que les intérêts d’Espagne de ce côté-là n’entroient pour rien dans leurs projets communs, et qu’il rendoit assez de services à l’Espagne en lui procurant l’Italie.

« À l’égard du czar, celui-ci trouvoit un grand avantage à dominer ainsi dans tout le Nord conjointement avec la Suède ; il voyoit son empire mieux établi que la puissance suédoise ; celle-ci ne tenant qu’à la vie seule et au grand mérite de son roi, ne se soutiendroit pas après lui comme la sienne. Il voyoit toujours les Sarmates et les Goths se répandre de nouveau, donner la loi comme autrefois au reste de l’Europe ; il aguerrissoit ses troupes. Ainsi il eût marché d’un parfoit concert avec Charles XII à ces desseins ; et quelle puissance c’eût été,

  1. Frédéric-Auguste, roi de Pologne depuis 1697.
  2. Voy. sur ce traité les Mémoires de Saint-Simon.