Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/467

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savoit jamais quelle heure il étoit, et faisoit de la nuit le jour et du jour la nuit, selon qu’il lui convenoit. Forcé de s’occuper d’une multitude de détails, la plupart très importants, mais de différents genres, il les faisoit quand il pouvoit ou quand il vouloit, à bâtons rompus, et coupoit ou interrompoit sans cesse l’un pour l’autre. Mais son génie, également sûr et actif, suffisoit à tout ; il retrouvoit toujours le bout de ses fils, quoiqu’il les rompît à tous moments, et saisissoit successivement cent objets différents sans les confondre.

« J’ai la conviction [1] que, de tous les hommes qui ont été en place de nos jours, aucun n’a mieux ressemblé au cardinal de Richelieu que mon père. Assurément ce grand ministre n’eût point désavoué le lit de justice des Tuileries (26 août 1718). Il suffit de rappeler les événements qui y donnèrent lieu. Une révolution affreuse étoit imminente ; jamais on n’en fut plus près ; il n’y avoit plus qu’à mettre le feu aux poudres, suivant l’expression du cardinal Albéroni dans sa lettre interceptée. Le régent, trahi par son propre ministère, l’opiniâtreté des parlements, l’inquiétude des protestants de Poitou, les troubles de Bretagne, la conspiration de Cellamare, dans laquelle étoient impliquées nombre de personnes de Paris, et dont les fils étoient ourdis à l’hôtel du Maine ; les querelles entre les princes du sang et les légitimés, entre la noblesse et les ducs et pairs, entre les jansénistes et les molinistes ; toutes ces causes de discorde fomentées et soldées par l’argent de l’Espagne ; n’est-ce rien que d’avoir sauvé le royaume de cet affreux tumulte, et des guerres civiles qu’eût certainement entraînées la résistance d’un prince aussi courageux que l’étoit M. le duc d’Orléans ?

« Depuis la mort de Louis XIV, mon père avoit été en butte à tous ces petits seigneurs qui obsédoient l’esprit du régent. On lui donnoit des dégoûts dans sa charge ; et pourtant on sait que le régent lui avoit des obligations essentielles qu’il n’eût pu oublier sans se rendre coupable de la plus haute ingratitude [2]. Mon père étoit informé de tout ce qui se tramoit ; il en avertissoit M. le duc d’Orléans. Celui-ci ne voulut reconnoître la vérité que lorsque les choses furent parvenues à une évidence extrême. Mon père avoit attendu M. le duc d’Orléans au Palais-Royal jusqu’à deux heures après minuit. Enfin ce prince, de retour d’une partie de plaisir, lui donna audience, et reconnut, à des preuves irrécusables, les dangers de sa position. Il falloit prendre un grand parti : mon père fut fait garde des sceaux et président du conseil des finances. Jamais il n’y eut un coup d’État plus hardi que celui par lequel il sauva son prince et sa patrie. Ce fut,

  1. Mémoires du marquis d’Argenson (édit. 1825), p. 176 et suiv.
  2. Voy. Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 321, t. XV, p. 256, et les Mémoires du marquis d’Argenson (édit. 1825), p. 190, 191.