Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 17.djvu/381

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son vrai caractère ; mais ce caractère n’étoit pas sûr ; il étoit méchant, se plaisoit aux tracasseries et à brouiller les gens, ce qui le fit chasser de beaucoup de maisons considérables ; il eut abbayes et prieurés, mais jamais d’ordres. C’étoit un grand homme, très bien fait, d’une pilleur singulière, qu’il entretenoit exprès à force de saignées, qu’il appeloit sa friandise ; dormoit les bras attachés en haut pour avoir de plus belles mains ; et, quoique vêtu en abbé, il étoit mis si singulièrement qu’il se faisoit regarder avec surprise. Ses débauches le firent exiler plus d’une fois. L’étant à Caen, il y vint des Grands Jours [1], parmi lesquels étoit Pelletier de Sousy, qui a eu depuis les fortifications, père de des Forts, qui a été ministre et contrôleur général des finances. Pelletier, qui avoit connu l’abbé d’Entragues quoique assez médiocrement, crut qu’arrivant au lieu de son exil, il étoit honnête de l’aller voir. Il y fut donc sur le midi ; il trouva une chambre fort propre, un lit de même, ouvert de tous côtés, une personne dedans à son séant, galamment mise, qui travailloit en tapisserie, coiffée en coiffure de nuit de femme, avec une cornette à dentelle, force fontanges [2], de la parure, une échelle de rubans à son corset, un manteau de lit volant et des mouches. À cet aspect Pelletier recula, se crut chez une femme de peu de vertu, fit des excuses, et voulut gagner la porte, dont il n’étoit pas éloigné. Cette personne l’appela, le pria de s’approcher, se nomma, se mit à rire : c’étoit l’abbé d’Entragues, qui se couchoit très ordinairement

  1. C’est-à-dire des commissaires chargés par le roi de tenir des assises extraordinaires pour punir les crimes que n’avait pu atteindre la justice ordinaire.
  2. Les fontanges étaient des nœuds de rubans qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles les femmes portaient sur le devant de leur coiffure et un peu au-dessus du front. On rapporte que Mlle de Fontanges s’apercevant à la promenade que sa coiffure manquait de solidité, prit une de ses jarretières et la noua autour de sa tête. On trouva ce nœud charmant, et ce que le hasard avait produit, devint sur-le-champ une mode qui a duré jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle.