Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 18.djvu/179

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ne me fît merveilles, auxquelles je n’avois garde de me fier. En recevant sa calotte des mains du roi, il détacha de son cou sa croix épiscopale, la présenta à l’évêque de Fréjus, lui dit qu’elle portoit bonheur, et que c’étoit pour cela qu’il le prioit de la porter pour l’amour de lui. Fréjus rougit et la reçut avec beaucoup d’embarras. Cette croix, quoique faite comme toutes les autres avoit pourtant une façon très remarquable, et qui la faisoit parfaitement distinguer. Fréjus, exposé à rencontrer très fréquemment le cardinal nouveau chez le roi, n’osa ne pas porter cette croix assez souvent.

Dînant dans ces premiers jours, ayant cette croix à son cou chez la duchesse du Lude, avec M. et Mme de Torcy et bonne compagnie, Mme de Torcy qui n’aimoit pas Dubois, et qui fort Arnauld étoit fort mécontente de l’ardente conduite de Fréjus sur la constitution, et contre ce qu’on taxoit de jansénisme, et accoutumée à l’avoir vu si longtemps poirier [1], commensal et complaisant de sa maison, l’entreprit sur cette croix à table avec beaucoup d’esprit, de licence et d’aigreur, tombant sur tous les deux avec une finesse aiguë, et mit Fréjus dans un tel désordre qu’il ne savoit plus où il en étoit, sans que la compagnie qui s’en aperçut et qui souffroit de cette scène en pleine table, pût rompre les chiens de cette chasse qui dura fort longtemps, et que Fréjus n’a jamais pardonnée à Mme de Torcy, ni même à son mari, quoiqu’il n’y eût rien mis du sien. Il étoit trop sage et trop mesuré pour n’en avoir pas été très embarrassé lui-même, et à la vérité ce fut une grande imprudence à Mme de Torcy.

L’abbé Passarini, camérier d’honneur du pape, étant arrivé

  1. Expression proverbiale qui s’appliquait à un homme élevé en fortune, mais pour lequel on n’avait pas une grande considération, parce qu’on l’avait vu autrefois dans une position misérable. On prétend que cette expression vient de ce qu’un paysan ne voulait pas saluer la figure d’un saint de son village, parce qu’elle avait été faite avec un poirier de son jardin.