Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 18.djvu/232

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et des généralités sur la chose, il évita tant qu’il put d’entrer en matière pour avoir lieu de tout précipiter et de ne me donner le loisir de rien discuter avec lui, pour me faire tomber dans tous les panneaux qu’il me tendroit, et d’ailleurs dans tous les inconvénients possibles. Ce fut une anguille qui glissa sans cesse entre mes mains tant qu’il sentit quelque distance jusqu’à mon départ. Comme il le vit s’approcher, il se mit à me prêcher la magnificence et à vouloir entrer dans le détail de mon train. Je le lui expliquai, et tout autre l’eût trouvé plus que convenable ; mais comme son dessein étoit de me ruiner, il s’écria donc et l’augmenta d’un tiers. Je lui représentai l’excès de cette dépense, l’état des finances, le déchet prodigieux du change ; j’en eus pour toute réponse que cela devoit être ainsi pour la dignité du roi dans une ambassade de cet éclat, et que c’étoit à Sa Majesté à en porter toute la dépense. J’en parlai à M. le duc d’Orléans, qui me donna plus de loisir à mes représentations ; mais qui, persuadé par le cardinal, me tint le même langage.

Cet article passé, ce dernier voulut savoir le nombre d’habits que j’aurois et que je donnerois à mes enfants, et quels ils seroient ; en un mot, il n’est détail de table et d’écurie où il n’entrât et qu’il n’augmentât du double. Embarrassé de ma résistance et de mes raisons, il me détachoit tantôt Belle-Ile, tantôt Le Blanc, qui, comme d’eux-mêmes et comme mes amis, m’exhortoient à ne pas m’opiniâtrer contre un homme si impétueux, si dangereux, si fort en totale possession de la facilité et de la faiblesse de M. le duc d’Orléans, qui, moi parti, demeuroit sans contre-poids et auroit beau jeu à profiter de mon absence, tandis que j’aurois à passer indispensablement par lui dans tout le cours de mon ambassade. Tout cela n’étoit que trop vrai. Il fallut donc céder, quoique je sentisse bien qu’une fois embarqué ils ménageroient la bourse du roi aux dépens de la mienne.

Dès que les mariages furent déclarés, je pressai pour