Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 18.djvu/374

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homme parfaitement bien fait, blond, chose très rare dans un Espagnol, d’un visage agréable, l’air noble et naturel, l’abord gracieux, poli et attentif pour tout le monde, doux et néanmoins ferme et nullement ployant. Il fut tel toute sa vie sans que la faveur y ait jamais rien altéré. Il étoit adroit en toutes sortes d’exercices, grand toréador et fort brave. Il s’étoit fort distingué à la suite du roi dans ses armées en Italie et en Espagne ; le roi prit du goût pour lui fort peu après qu’il fut majordome, et lui d’un grand attachement pour le roi ; cette amitié réciproque parut bientôt en tout et n’a jamais souffert la moindre éclipse, tellement que tout in minoribus qu’il étoit encore, jamais le cardinal Albéroni n’a pu ni le gagner ni l’entamer. Le roi le fit son premier écuyer, et il étoit dans cette charge lors de deux actions qu’il fit qui redoublèrent extrêmement l’estime et l’amitié du roi pour lui. La première fut à une chasse où le roi blessa un sanglier qui vint sur lui et qui l’eût tué, si dans l’instant don Alonzo Manrique ne se fût jeté entre-deux et dessus, et ne l’eût tué. La seconde fut encore à une chasse où le roi et la reine sa première femme étoient à cheval. Ils se mirent à galoper ; la reine tomba le pied pris dans son étrier qui l’entraînoit. Don Alonzo eut l’adresse et la légèreté de se jeter à bas de son cheval et de courir assez vite pour dégager le pied de la reine. Aussitôt après il remonta à cheval et s’enfuit à toutes jambes jusqu’au premier couvent qu’il put trouver. C’est qu’en Espagne toucher au pied de la reine est un crime digne de mort. On peut juger que là rémission lui fut bientôt accordée, avec de grands applaudissements.

Sa faveur croissant toujours, le roi fit en sorte que le duc de La Mirandole voulut bien se démettre de la charge de grand écuyer qu’il avoit, dont les honneurs et les appointements lui furent conservés, et la donna à don Alonzo Manrique, qu’il lit en même temps duc del Arco et grand d’Espagne. Il étoit noble en toutes ses manières, et magnifique et libéral en tout, avec cela extrêmement simple et modeste,