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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

l’eurent jamais plus entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même quand elle dit : « J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout : c’est de savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre. » Elle sait souffrir, mais elle se plaint, elle crie ; elle passe en un clin-d’œil de la convulsion à l’abattement : « Enfin, que vous dirai-je ? l’excès de mon inconséquence égare mon esprit, et le poids de la vie écrase mon âme. Que dois-je faire ? que deviendrai-je ? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me délivrera de moi-même ? » Elle compte les lettres qu’elle reçoit ; sa vie dépend du facteur : « Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme. » Pour se calmer dans l’attente, pour obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne trouve rien de mieux que de recourir à l’opium, dont on la verra doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui importe la destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la plupart n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être préférées ? » Elle, c’est être aimée qu’elle veut, ou plutôt c’est aimer, dût-elle ne pas être payée de retour : « Vous ne savez pas tout ce que je vaux ; songez donc que je sais souffrir et mourir ; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces femmes, qui savent plaire et s’amuser. » Elle a beau s’écrier par instants : « Oh ! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir : je n’avais pas besoin de tous ces mouvements ; que ne me laissiez-vous en repos ? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer ; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant ; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous : vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée ; en me consolant, vous m’avez attachée à vous… » Elle a beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place d’un senti-