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CAUSERIES DU LUNDI.

pour tout éclipser à jamais dans un cœur. Ce qui est singulier, c’est qu’il n’a guère dans sa vie rencontré de femme qui ne lui ait donné raison. Tant la séduction était grande !

À côté de ces étranges paroles que j’abrège et que j’affaiblis encore, se trouve cet autre aveu qu’il a varié depuis et répété sur tous les tons :


« Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré : ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir ; si j’étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n’être pas né, ou être à jamais oublié. »


Ce qu’il disait là à ses débuts, il le répéta à satiété jusqu’au dernier jour : Je m’ennuie, je m’ennuie ! Dans une lettre écrite de Genève, en septembre 1832, à une femme aimable et supérieure, qui eut le don jusqu’à la fin (et sans être Mme Récamier) de le dérider un peu et de le distraire, il écrivait :


« Puissance et amour, tout m’est indifférent ; tout m’importune. J’ai mon plan de solitude en Italie, et la mort au bout. J’ai vu un plus grand siècle, et les nains (ceci nous regarde) qui barbotent aujourd’hui dans la littérature et la politique ne me font rien du tout. Ils m’oublieront comme je les oublie. »


On voit qu’il parlait en 1832 tout comme en 1795. Il voudrait être tout, et toujours, et partout. Le reste ne lui est rien.

Je reviens à cette singulière lettre de René des Natchez. Céluta a une fille. René, parlant de cette fille qui est aussi la sienne, regrette de l’avoir eue ; il recommande à sa mère de ne pas le faire connaître à elle, à sa propre enfant : « Que René reste pour elle un homme inconnu,