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CAUSERIES DU LUNDI.

moins, qui est sincère. En septembre 1832, à Genève, il n’est plus seul ; il est rentré sous ses assujettissements domestiques habituels : « Ah ! que ne veniez-vous il y a un mois ! j’étais libre. Ma vie est maintenant resserrée plus que jamais. Je souffre cruellement, et je voudrais arriver vite au bout de ma carrière. »

À chaque ligne de cette Correspondance naïve, je vois l’ennui, le mépris du présent, la haine des générations vivantes, de « ces myrmidons d’aujourd’hui qui se fagotent en grands hommes, » le culte surtout, l’idolâtrie de la jeunesse, de celle qu’il n’a plus : « Je suis toujours triste, parce que je suis vieux… Restez jeune, il n’y a que cela de bon. » L’Élégiaque grec ne dit pas autrement, mais il est Grec et païen. Chateaubriand, en le disant, oublie qu’il va à la messe et qu’il est allé au Calvaire.

Il a (comme le René des Natchez encore) la prétention de n’être pas connu, de n’être pas compris ; « Vous prenez mon sourire pour de la gaieté, vous vous y connaissez mal. Attendez ma mort et mes Mémoires pour vous détromper. » — Un jour, on lui avait dit que quelqu’un avait parlé de lui avec intérêt, avec bienveillance. Il se révolte contre cette idée d’une bienveillance dont il serait l’objet :


« Je ne sais qui vous voyez et qui peut vous parler de moi : quelque bienveillant qu’on puisse être, on ne me connaît pas, car je ne connais personne. Un de mes défauts est d’être renfermé en moi-même et de ne m’être jamais montré à qui que ce soit. »


La vérité finale et vraie sur lui, la voulez-vous ? Il va nous dresser son dernier inventaire et déposer le bilan de son âme :


« (Dimanche, 6 juin 1841.) J’ai fini de tout et avec tout : mes Mémoires sont achevés ; vous m’y retrouverez quand je ne serai