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MADAME DE GRAFIGNY.

savait que répondre. — « Eh ! fi ! Madame, criait-il de plus belle, il faut de la bonne foi, quand il y va de la vie d’un pauvre malheureux comme moi ! » — « Sur cela, continue Mme  de Grafigny, ses cris redoublent ; il dit qu’il est perdu, que je ne veux pas réparer le mal que je lui ai fait. Plus je parlais, moins je le persuadais ; je pris le parti de me taire. » Mais, nouvel orage ! survient alors Mme  du Châtelet, furieuse, répétant à tue-tête les mêmes reproches, et tirant finalement de sa poche la lettre fatale en disant : « Voilà la preuve de votre infamie. » Il faut lire chez Mme  de Grafigny tout le récit de cette scène, à la fois terrible et burlesque. Voltaire pourtant, saisi de quelque compassion pour la pauvre femme qui était là chez eux, à leur merci, anéantie et en silence, prit à travers le corps Mme  du Châtelet qui menaçait de se porter aux derniers excès, et il sembla, en voulant la modérer, se modérer un peu lui-même. Quand Mme  de Grafigny eut assez de force pour parler, elle expliqua les simples mots de cette lettre qu’on avait si mal interprétée et décachetée si indignement : « Je le dis à sa louange, ajoute-t-elle, dès le premier moment Voltaire me crut et me demanda aussitôt pardon. » Mais il n’en fut pas ainsi de l’altière châtelaine, qui ne lui pardonna jamais le tort qu’elle-même s’était donné. Cette étrange scène dura toute la nuit jusqu’à cinq heures du matin.

Le jour venu, Mme  de Grafigny était malade, au désespoir ; elle n’avait pas un sou vaillant (la pauvre femme !) pour se faire conduire au premier village et pour sortir sur l’heure de cette maison inhospitalière ; il lui fallait demeurer après cet affront. « Enfin le bon Voltaire, dit-elle, vint à midi ; il parut fâché jusqu’aux larmes de l’état où il me vit ; il me fit de vives excuses ; il me demanda beaucoup de pardons, et j’eus l’occasion de voir toute la sensibilité de son âme. » Depuis cet in-