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CAUSERIES DU LUNDI.

vernement, et tenant à la distribution primitive ou graduelle des conditions, ainsi qu’aux progrès des connaissances. » Et là-dessus, au sujet de cette distribution des conditions dans la société, et en faveur d’une certaine inégalité nécessaire, qu’il oppose à je ne sais quelle égalité idéale et chimérique, Turgot dit des choses qui sembleraient en vérité s’adresser bien moins à Mme de Gratigny qu’à nos écrivains socialistes du jour : « Liberté ! je le dis en soupirant, les hommes ne sont peut-être pas dignes de toi ! — Égalité ! ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre. »

En ce qui est du roman même, Turgot regrette que l’auteur ait mieux aimé faire une héroïne à la Marmontel, et qui renonce au mariage par un sentiment exagéré de délicatesse, que d’avoir conduit la passion à une conclusion plus légitime et plus naturelle : « Il y a longtemps que je pense, dit-il, que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. » Il voudrait que l’auteur n’eût pas manqué ce sujet-là en terminant, et il lui conseille d’y revenir dans une suite dont il trace le plan lui-même. Toutes ces pages de Turgot sont excellentes, et je conseille de les lire, autant que je conseille peu de rouvrir les Lettres d’une Péruvienne.

Si l’on se souciait de savoir comment Turgot connaissait si intimement Mme de Grafigny, l’abbé Morellet nous apprend que Turgot, du temps qu’il était en Sorbonne et abbé, s’était fait présenter chez elle, car elle réunissait beaucoup de gens de lettres. Souvent même il quittait le cercle pour aller jouer au volant en soutane avec Minette, grande et belle fille de vingt-deux à vingt-trois ans, la petite-nièce de Mme de Grafigny, et qui devint Mme Helvétius.

Mme de Grafigny vivait donc à Paris, avec un certain état de maison, moyennant de petites pensions des Cours