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CHESTERFIELD

gréable. Il demande perpétuellement à l’esprit quelque chose de ferme et de délié, la douceur dans la manière, l’énergie au fond. Lord Chesterfield a bien senti le sérieux de la France et tout ce que le xviiie siècle portait en lui de fécond et de redoutable. Selon lui, « Duclos, dans ses Réflexions, a raison d’observer qu’il y a un germe de raison qui commence à se développer en France. Ce que je pourrais bien prédire, ajoute Chesterfield, c’est qu’avant la fin de ce siècle le métier de roi et de prêtre déchoira de plus de la moitié. » Notre Révolution, chez lui, est nettement prédite dès 1750.

Il prémunit tout d’abord son fils contre cette idée que les Français sont purement frivoles : « Les froids habitants du Nord considèrent les Français comme un peuple frivole, qui siffle, chante et danse toujours : il s’en faut de beaucoup que cette idée soit vraie, quoique force petits-maîtres semblent la justifier. Mais ces petits-maîtres, mûris par l’âge et par l’expérience, se métamorphosent souvent en gens fort capables. » L’idéal, selon lui, serait d’unir les mérites des deux nations ; mais il semble, dans ce mélange, pencher encore du côté de la France : « J’ai dit plusieurs fois, et je le pense réellement, qu’un Français, qui joint à un fonds de vertu, d’érudition et de bon sens, les manières et la politesse de son pays, a atteint la perfection de la nature humaine. »

Il unit assez bien lui-même les avantages des deux nations, avec un trait pourtant qui est bien de sa race. Il a de l’imagination jusque dans l’esprit. Hamilton lui-même a ce trait distinctif et le porte dans l’esprit français. Bacon, le grand moraliste, est presque un poëte par l’expression. On n’en dira pas autant de lord Chesterfield, et cependant il a plus d’imagination dans les saillies et dans l’expression de son esprit qu’on n’en ren-