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MADAME DU CHÂTELET

leurs, que je ne conteste pas), c’est de vouloir dater de soi seul, c’est d’être en général dédaigneux du passé, systématique, et, par suite, roide et rude, ou même un peu farouche. J’aimerais à voir la jeunesse s’apprivoiser et s’adoucir petit à petit à ce style plus simple, à ces manières de dire vives et faciles, qui étaient réputées autrefois les seules françaises.

Quant à la morale du xviiie siècle, il y a maint cas où je la réprouve. S’il est quelques lecteurs (comme j’en crois connaître) qui voudraient me voir la réprouver plus souvent et plus vertement, je leur ferai remarquer que je réussis bien mieux si je les provoque à la condamner eux-mêmes, que si je prenais les devants et paraissais vouloir leur imposer un jugement en toute rencontre, ce qui, à la longue, fatigue ; et choque toujours chez un critique. Le lecteur aime assez à se croire plus sévère que le critique ; je lui laisse ce plaisir-là. Il me suffit, à moi, de raconter et d’exposer fidèlement, de manière que chacun puisse profiter des choses de l’esprit et du bon langage, et soit à même de faire justice des autres parties toutes morales que je n’ai garde de dissimuler.

Aujourd’hui, je continuerai de parler de Voltaire et de son amie Mme Du Châtelet, qui s’offre à nous comme inséparable de lui durant quinze ans. Je n’ai pu que la montrer en passant dans le récit de Mme de Grafigny, et par les côtés les moins avantageux. Mme Du Châtelet n’était pas une personne vulgaire ; elle occupe dans la haute littérature et dans la philosophie un rang dont il était plus aisé aux femmes de son temps de sourire que de le lui disputer. L’amour, l’amitié que Voltaire eut pour elle était fondé sur l’admiration même, sur une admiration qui ne s’est démentie à aucune époque ; et un homme comme Voltaire n’était jamais assez amoureux pour que l’esprit chez lui pût être longtemps la