Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/287

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
277
MADAME DU CHÂTELET

vres et sa philosophie, coûte que coûte, que de revenir vers l’amie qui l’appelle et qui l’implore :


« Il est affreux d’avoir à me plaindre de lui, écrit Mme  du Châtelet à d’Argental ; c’est un supplice que j’ignorais. S’il vous reste encore quelque pitié pour moi, écrivez-lui ; il ne voudra point rougir à vos yeux : je vous le demande à genoux… Si vous aviez vu sa dernière lettre, vous ne me condamneriez pas ; elle est signée, et il m’appelle Madame ! C’est une disparate si singulière, que la tête m’en a tourné de douleur. »


Ses torts en ce genre se renouvelèrent quelques années après. En 1738, par exemple, au moment où Mme  de Grafigny tomba à Cirey, Voltaire était dans une de ces crises et de ces quintes littéraires qui « altéraient tout à fait la douceur charmante de ses mœurs. » Un libelle de l’abbé Des Fontaines l’avait tellement mis hors de lui, qu’il voulait, à chaque poste où il recevait des lettres, partir pour Paris, voir les ministres, le lieutenant-criminel, présenter requête, porter plainte, que sais-je ? poursuivre à extinction sa vengeance. Mme  Du Châtelet ne pouvait réussir à lui rendre le calme et à lui persuader que le bonheur de deux êtres choisis, qui cultivent ensemble la philosophie et les lettres, ne saurait dépendre de misérables insultes parties de si bas. Le paradis terrestre de Cirey était devenu un enfer de tracasseries et d’inquiétudes : « En vérité il est bien dur, disait-elle, de passer sa vie à batailler dans le sein de la retraite et du bonheur. Mon Dieu, s’il nous croyait tous deux (d’Argental et elle), qu’il serait heureux ! »

Ce fut bien pis quand, trois ou quatre années plus tard, pendant le séjour qu’ils font à Bruxelles à l’occasion du procès de Mme  Du Châtelet, Voltaire lui échappe complètement pour la politique. Il s’était avisé de se faire donner une mission secrète de la part du ministère français auprès du roi de Prusse. Je ne sais quelle am-