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MADAME GEOFFRiN.


L’office de majordome de son salon était en général confié à Burigny, l’un de ses plus anciens amis, et l’un des mieux grondés de tous. Quand il y avait quelque infraction au règlement et qu’il éclatait quelque imprudence de parole, c’était à lui qu’elle s’en prenait volontiers pour n’y avoir pas mis bon ordre.

On en riait, on en plaisantait avec elle-même, et l’on se soumettait à ce régime qui ne laissait pas d’être assez étroit et exigeant, mais qui était tempéré de tant de bonté et de bienfaisance. Ce droit de correction, elle se l’assurait à sa manière en plaçant de temps en temps sur votre tête quelque bonne petite rente viagère, sans oublier le cadeau annuel de la culotte de velours.

Fontenelle n’avait pas institué Mme  Geoffrin son exécutrice testamentaire sans raison. Mme  Geoffrin, bien observée, me paraît avoir été, par la nature de son esprit par la méthode de son procédé, et par son genre d’influence, le Fontenelle des femmes, un Fontenelle plus actif en bienfaisance (nous reviendrons tout à l’heure sur ce trait-là), mais un vrai Fontenelle par la prudence, par la manière de concevoir et de composer son bonheur, par cette manière de dire, à plaisir familière, épigrammatique et ironique sans amertume. C’est un Fontenelle qui, par cela même qu’il est femme, a plus de vivacité et un mouvement plus affectueux, plus sensible. Mais, comme lui, elle aime avant tout le repos ou la marche sur un terrain uni. Tout ce qui est ardent autour d’elle l’inquiète, et elle croit que la raison elle-même a tort quand elle est passionnée. Elle comparait un jour son esprit à « un rouleau plié qui se développe et se déroule par degré. » Elle n’était pas pressée de tout dérouler d’un coup : « Peut-être à ma mort, disait-elle, le rouleau ne sera-t-il pas déployé tout entier. » Cette sage lenteur est un trait distinctif de son esprit et