Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
24
CAUSERIES DU LUNDI.

la question sans avoir écrit. » S’il fallait nommer à distance, parmi les membres de cette grande Assemblée, l’orateur qui la représenterait le plus fidèlement depuis le premier jusqu’au dernier jour, dans sa continuité et sa tenue d’esprit, dans sa capacité, dans son éclat, dans ses fautes, dans son intégrité aussi et dans l’œuvre de sa majorité saine, ce ne serait ni Mirabeau, trop grand, trop corrompu, enlevé trop tôt, qu’on devrait choisir, ni Maury, le Mirabeau de la minorité, ni La Fayette, trop peu éloquent, ni d’autres ; ce serait, pour l’ensemble de qualités qui expriment le mieux la physionomie de l’Assemblée constituante, ce jeune député du Dauphiné, Barnave.

Il naquit à Grenoble, le 22 octobre 1761, d’un père homme de loi respecté, d’une mère noble et belle. Ses parents professaient la religion réformée ; mais il ne paraît y avoir rien puisé, en aucun temps, qu’une certaine habitude réfléchie et grave. Il fut élevé dans l’austérité et aussi dans la tendresse domestique, au foyer de cette honnête et forte bourgeoisie, dont il sera bientôt le champion et le vengeur. Une circonstance assez frappante dut agir sur son esprit dès l’enfance. Sa mère, un jour, l’avait conduit au spectacle ; il n’y avait qu’une seule loge vacante, et elle s’y mit. Mais cette loge était destinée à l’un des complaisants du duc de Tonnerre, gouverneur de la province, et le directeur, puis l’officier de garde vinrent prier Mme  Barnave de se retirer. Elle s’y refusa, et, sur l’ordre du gouverneur, quatre fusiliers arrivèrent pour l’y décider. Le parterre déjà prenait parti, et une collision était à craindre, lorsque M. Barnave, prévenu de l’affront fait à sa femme, survint et l’emmena en disant : « Je sors par ordre du gouverneur. » Tout le public, toute la bourgeoisie ressentit l’injure faite aux Barnave et le leur témoigna hautement.