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GOETHE ET BETTINA.

je te sais près d’elle, je suis rassuré, j’ai chaud. » Ce courant d’air pourtant ne laisse pas de faire sourire ; Fontenelle n’eût pas mieux dit. J’ai pensé quelquefois qu’on pourrait définir Goethe à notre usage, un Fontenelle revêtu de poésie. Au moment où il perdit sa mère, Bettina lui écrivait, en faisant allusion à cette disposition froide et ennemie de la douleur, qu’on lui attribue : « On prétend que tu te détournes de ce qui est triste et irréparable : ne te détourne pas de l’image de ta mère mourante ; sache combien elle fut aimante et sage à son dernier moment, et combien l’élément poétique prédominait en elle. » Par ce dernier trait, elle montre bien qu’elle sait l’endroit par où il faut le pénétrer. Goethe lui répond avec des paroles senties de reconnaissance pour tout ce que sa mère lui a dû de soins dans sa vieillesse et de reverdissement. Mais, à dater de ce jour, celle qui faisait leur principal lien leur manqua, et la liaison bientôt s’en ressentit.

Cependant j’ai dit que Bettina s’était éprise d’amour pour Goethe, et on pourrait demander à quels signes cet amour se reconnaissait. Oh ! ce n’était point un amour vulgaire ; ce n’était pas même un amour naturel, comme ceux de Didon, ou de Juliette, ou de Virginie, un de ces amours qui brûlent et consument jusqu’à ce qu’il y ait eu satisfaction du désir : c’était un amour idéal, mieux qu’un amour de tête, et pas tout à fait un amour de cœur. Je ne sais trop comment l’expliquer, et Bettina y était bien embarrassée elle-même. Le fait est que, douée d’une vive imagination, d’un sens poétique exquis, d’un sentiment passionné de la nature, elle personnifiait tous ses goûts et toutes ses inspirations de jeunesse dans la figure de Goethe, et qu’elle l’aimait avec transport comme le type vivant de tout ce qu’elle rêvait. Aussi cet amour ne faisait nullement son tourment à elle, mais