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CAUSERIES DU LUNDI.

furent les premières paroles qu’il prononça et qui pénétrèrent dans mon âme. Il me conduisit dans sa chambre et me fit asseoir sur le canapé en face de lui. Nous nous taisions tous deux. Il rompit enfin le silence : « Vous aurez lu dans le journal, dit-il, que nous avons fait, il y a quelques jours, une grande perte en la personne de la duchesse Amélie (la duchesse douairière de Saxe-Weimar). — Ah ! lui répondis-je, je ne lis pas le journal. — Vraiment ! je croyais que tout ce qui arrivait à Weimar vous intéressait ? — Non, rien ne m’intéresse que vous, et je suis beaucoup trop impatiente pour feuilleter un journal. — Vous êtes une aimable enfant. » Longue pause. J’étais toujours exilée sur ce fatal canapé, tremblante et craintive. Vous savez qu’il m’est impossible de rester assise, en personne bien élevée. Hélas ! mère (c’est à la mère de Goethe qu’elle adresse ce récit), peut-on se conduire comme je l’ai fait ! Je m’écriai : « Je ne puis rester sur ce canapé ! » Et je me levai précipitamment. « Eh bien ! faites ce qu’il vous plaira, » me dit-il. Je me jetai à son cou, et lui m’attira sur ses genoux et me serra contre son cœur. »


Nous avons besoin de nous rappeler que nous sommes en Allemagne pour nous rassurer. La voilà donc sur son cœur, c’est bon pour un instant ; mais le singulier, c’est qu’elle y resta assez de temps pour s’y endormir, car elle venait de passer plusieurs nuits en voyage, et elle mourait de fatigue. Ce n’est qu’au réveil qu’elle commença un peu à causer. Goethe cueillit une feuille de la vigne qui grimpait à sa fenêtre, et lui dit : « Cette feuille et ta joue ont la même fraîcheur, le même duvet. » Vous croyez peut-être que cette scène est tout enfantine et puérile, mais peu après Goethe lui parle des choses les plus sérieuses et du profond de son âme ; il lui parle de Schiller, mort depuis deux printemps ; et, comme Bettina l’interrompait pour lui dire qu’elle aimait peu Schiller, il se mit à lui expliquer cette nature de poëte si différente de la sienne, et pourtant si grande, si généreuse, et qu’il avait eu, lui aussi, la générosité d’embrasser si pleinement et de comprendre. Ces paroles de Goethe sur Schiller allèrent jusqu’à l’attendrissement. Le soir