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GOETHE ET BETTINA.

teur qui apprécie et réfléchit les impressions d’alentour, mais ne les partage pas. Il la félicite de son énergie, il y applaudit, mais il s’en passe. Du point de vue où il s’est placé, il ne voit dans ces scènes, où des masses d’hommes se sont sacrifiées pour de grandes causes, que des transformations capricieuses de la vie. Dans le sang répandu des héros tyroliens, il n’a vu encore qu’un parfum de poésie : « Tu as raison, écrivait-il à Bettina, de dire que le sang des héros répandu sur la terre renaît dans chaque fleur.» Encore un coup, l’héroïsme n’est pas le côté supérieur de Goethe.

On a dit de Goethe que c’était un dieu olympien, mais ce n’était certes pas un dieu de l’Olympe d’Homère : quand de telles batailles se livrent sous Ilion, Homère y fait descendre tous ses dieux.

Après Hofer, comme seconde infidélité de Bettina, il faut compter Beethoven. Du premier jour qu’elle le vit à Vienne, en mai 1810, Bettina ressentit ce qu’elle avait senti pour Goethe : elle oublia l’univers. Le grand compositeur, sourd, misanthrope, amer pour tous, fut pour elle, dès la première visite, ouvert, confiant, abondant en bonnes et magnifiques paroles : il se mit aussitôt au piano, et joua et chanta, à son intention, ses chants les plus divins. Ravi de sa façon d’écouter et de son approbation franche et naïve, il la reconduisit jusque chez elle, et il lui disait mille choses de l’art en chemin :


« Il parlait si haut et s’arrêtait si souvent, raconte-t-elle, qu’il fallait du courage pour rester à l’écouter ; mais ce qu’il disait était si inattendu, si passionné, que j’oubliais que nous étions dans la rue. On fut fort étonné chez nous de le voir arriver avec moi. Après le dîner, il se mit de son plein gré au piano, et joua longtemps et merveilleusement bien ; son génie et son orgueil fermentaient ensemble. »


C’est un don rare et une preuve de génie aussi, il faut