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CAUSERIES DU LUNDI.

de Le Sage, et, pour mieux apprécier son charmant génie, n’exagérons rien. Le Sage procédait un peu comme les auteurs de ce temps-ci, comme les auteurs de presque tous les temps. Il écrivait au jour le jour, volume par volume ; il prenait ses sujets où il pouvait, et partout où il s’en offrait à sa convenance ; il faisait du métier. Mais il le faisait avec naturel, avec facilité, avec un don de récit et de mise en scène qui était son talent propre, avec une veine de raillerie et de comique qui se répandait sur tout, avec une morale vive, enjouée, courante, qui était sa manière même de sentir et de penser. Après quelques essais assez malheureux de traductions et d’imitations, il eut ses deux premiers succès en l’année 1707 : la jolie comédie de Crispin rival de son maître, et le Diable boiteux.

Le Diable boiteux, pour le titre, le cadre et les personnages, est pris de l’espagnol ; mais Le Sage ramena le tout au point de vue de Paris ; il savait notre mesure ; il mania son original à son gré, avec aisance, avec à-propos ; il y sema les allusions à notre usage ; il fondit ce qu’il gardait et ce qu’il ajoutait dans un amusant tableau de mœurs, qui parut à la fois neuf et facile, imprévu et reconnaissable. Ce livre est celui que Le Sage refera et recommencera dans la suite en cent façons sous une forme ou sous une autre, le tableau d’ensemble de la vie humaine, une revue animée de toutes les conditions, avec les intrigues, les vices, les ridicules propres à chacune. Qu’on se représente l’état des esprits au moment où parut le Diable boiteux, cette vieillesse chagrine, ennuyée, calamiteuse de Louis XIV, cette dévotion de commande qui pesait sur tous, le décorum devenu une gêne et une contrainte. Tout à coup Asmodée va se percher avec son écolier au haut d’une tour, comme qui dirait au haut des tours de Notre-Dame ; de