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CAUSERIES DU LUNDI.

tient du lyrique. Gil Blas est plus uni, plus dans le ton habituel de tous. C’est nous-même, encore une fois, qui passons à travers les conditions diverses et les divers âges.

Le juge le plus compétent en pareille matière, Walter Scott, a très-bien caractérisé l’espèce de critique vive, facile, spirituelle, indulgente encore et bienveillante, qui est celle de Gil Blas : « Cet ouvrage, dit-il, laisse le lecteur content de lui-même et du genre humain. » Certes, voilà un résultat qui semblait difficile à obtenir de la part d’un satirique qui ne prétend pas embellir l’humanité ; mais Le Sage ne veut pas non plus la calomnier ni l’enlaidir ; il se contente de la montrer telle qu’elle est, et toujours avec un air naturel et un tour divertissant. L’ironie, chez lui, n’a aucune âcreté comme chez Voltaire. Si elle n’a pas cet air de grand monde et de distinction suprême qui est le cachet de celle d’Hamilton, elle n’en a pas non plus le raffinement de causticité ni la sécheresse. C’est une ironie qui atteste encore une âme saine, une ironie qui reste, si l’on peut dire, de bonne nature. Il court, il trouve son trait malin, il continue de courir et n’appuie pas. Chez lui, point de rancune ni d’amertume. J’insiste sur cette absence d’amertume qui constitue l’originalité de Le Sage et sa distinction comme satirique ; c’est ce qui fait que, même en raillant, il console. Par là surtout il se distingue de Voltaire, qui mord et rit d’une façon acre. Rappelons-nous Candide : Pangloss peut être un cousin, mais ce n’est pas le frère de Gil Blas.

Je voudrais citer un exemple qui rendît bien toute ma pensée. Gil Blas, après mainte aventure, est passé au service d’un vieux fat qui se pique encore de galanterie, don Gonzale Pacheco. Ce vieillard décrépit, qui se refait et se repeint chaque matin, a pour ami un autre vieil-