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JEANNE D’ARC.

guignon, elle dit qu’elle s’en servait parce que c’était une bonne épée de guerre, et propre à donner de bonnes buffes et de bons torchons. Ce qui montre que, si elle ne frappait pas, comme on dit, d’estoc et de taille, si elle se servait le moins possible de la pointe, elle aimait assez à frapper du plat de la lame, comme elle faisait volontiers de son bâton. Je ne dis point ceci pour rien ôter à la beauté de la figure, mais pour ne pas en dissimuler la physionomie première dans ce qu’elle avait de vigoureux et de très-franc.

Un jeune seigneur (Gui de Laval), qui la vit dans le moment de sa gloire, et qui en écrivit une lettre à sa mère et à son aïeule, nous l’a peinte alors de pied en cap, au naturel : « Je la vis monter à cheval, dit-il, armée tout en blanc, sauf la tête, une petite hache en sa main, sur un grand coursier noir qui, à l’huis de son logis, se démenait très-fort, et ne souffrait qu’elle montât ; et lors elle dit : Menez-le à la Croix. » Cette Croix était près de l’église, au bord du chemin. « Et lors elle monta sans qu’il se mût, comme s’il fut lié. » Peu s’en faut que le jeune narrateur ne voie déjà du merveilleux dans cette manière dont le coursier de Jeanne se laisse monter par elle près de la Croix. Tous les narrateurs et témoins du temps en sont là quand ils parlent d’elle, et les moindres circonstances, les incidents les plus naturels leur semblent miracles. Une fois montée sur son coursier, la Pucelle, continue Gui de Laval, « se tourna vers l’huis de l’église qui était bien prochain, et dit en assez claire voix de femme : Vous les prêtres et gens d’Église, faites procession et prières à Dieu. » Puis elle reprit son chemin, en disant : « Tirez avant, tirez avant ! » Devant elle marchait son étendard ployé, que portait un gracieux page, et elle avait sa hache petite en la main.