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CAUSERIES DU LUNDI.

à la suite des excès de dévotion qu’elle avait commis, disait-on, pendant les exercices du Jubilé, Galiani écrivait à Mme  d’Épinay :


« J’ai rêvé sur cette étrange métamorphose (de Mme  Geoffrin), et j’ai trouvé que c’était la chose du monde la plus naturelle. L’incrédulité est le plus grand effort que l’esprit de l’homme puisse faire contre son propre instinct et son goût. Il s’agit de se priver à jamais de tous les plaisirs de l’imagination, de tout le goût du merveilleux ; il s’agit de vider tout le sac du savoir (et l’homme voudrait tout savoir) ; de nier ou de douter toujours et de tout, et de rester dans l’appauvrissement de toutes les idées, des connaissances, des sciences sublimes. Quel vide affreux ! quel rien ! quel effort ! Il est donc démontré que la très-grande partie des hommes (et surtout des femmes, dont l’imagination est double) ne saurait être incrédule, et pour ceux qui peuvent l’être, ils n’en sauraient soutenir l’effort que dans la plus grande force et jeunesse de l’âme. Si l’âme vieillit, quelque croyance reparaît. »


Il ajoutait encore que l’incrédule, celui qui persiste à l’être à tous les instants, fait un vrai tour de force ; qu’il ressemble à « un danseur de corde qui fait les tours les plus incroyables en l’air, voltigeant autour de sa corde ; il remplit de frayeur et d’étonnement tous les spectateurs, et personne n’est tenté de le suivre ou de l’imiter. » Et il en concluait qu’il ne faut jamais persécuter les vrais incrédules, les incrédules paisibles et sincères : attendez et ne regardez pas, il y a toute chance pour qu’il arrive un moment où, cet effort contre nature venant à se relâcher, l’incrédule cessera de l’être.

En politique, l’abbé Galiani n’avait pas des idées moins originales et moins à part de celles de presque tous les philosophes du xviiie siècle. Il ne croyait pas comme eux (et tant s’en faut ! ) au progrès et au triomphe de la raison ; en revanche, il comptait fort sur le gain de cause des folies et des sottises. Il eût dit très-volontiers avec quelqu’un de son école : « Il arrive bien souvent que