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L’ABBÉ GALIANI

d’autrui que dans la mesure de l’attachement qu’on a à la sienne, et on n’est attaché à la vie qu’en proportion des plaisirs qu’elle nous procure. J’entends à présent pourquoi les paysans meurent tranquillement et voient mourir les autres stupidement. Un homme, envoyé à Bicêtre pour toujours, apprendrait toutes les morts de l’univers sans regret. » Cette théorie, très-vraie peut-être, se trouve en défaut par rapport à lui dès qu’il est en présence d’une perte vive et qui lui tient réellement au cœur ; il n’en est pas venu encore à l’insensibilité qu’il suppose : « Le temps, remarque-t-il, efface les petits sillons, mais les profondes gravures restent. Je sais à présent quelles sont les personnes qui m’ont le plus intéressé à Paris ; dans les premières années je ne les distinguais pas. » Le jour où il perd Mme  d’Épinay, ce jour-là seulement son âme se brise, sa vie parisienne est close ; le Galiani parisien meurt avec elle, le Galiani napolitain continue de végéter. Une femme de Paris, Mme  Du Bocage, lui avait proposé de remplacer auprès de lui Mme  d’Épinay comme correspondante, pour le tenir au courant des choses et des personnes ; il refuse cette distraction et ce soulagement :


« Il n’y en a plus pour moi, s’écrie-t-il avec un accent qu’on ne saurait méconnaître ; j’ai vécu, j’ai donné de sages conseils, j’ai servi l’État et mon maître, j’ai tenu lieu de père à une famille nombreuse ; j’ai écrit pour le bonheur de mes semblables ; et, dans cet âge où l’amitié devient plus nécessaire, j’ai perdu tous mes amis ! j’ai tout perdu ! On ne survit point à ses amis. »


Bravo ! aimable Abbé, c’est ainsi que vous étiez noblement en désaccord avec vos principes affichés, avec vos prétentions de sécheresse, et c’est ainsi qu’on vous aime !

Ginguené, dans une bonne Notice sur Galiani, s’est attaché à montrer que le petit abbé était patriote au vrai sens du mot ; qu’il n’a cessé, à travers ses plaisanteries,