vrais. Oui, M. de Balzac a peint les mœurs de son temps, et son succès même en serait une des plus curieuses peintures. Il y a plus de deux siècles déjà, en 1624, Honoré d’Urfé (l’auteur du fameux roman de l’Astrée), qui vivait en Piémont, reçut une lettre très-sérieuse qui lui était adressée par vingt-neuf princes ou princesses et dix-neuf grands seigneurs ou dames d’Allemagne ; les susdits personnages l’informaient qu’ils avaient pris les noms des héros et des héroïnes de l’Astrée, et s’étaient constitués en Académie des vrais amants ; ils demandaient avec instance la suite de l’ouvrage. Ce qui est arrivé là à d’Urfé s’est renouvelé à la lettre pour M. de Balzac. Il y a eu un moment où, à Venise, par exemple, la société qui s’y trouvait réunie imagina de prendre les noms de ses principaux personnages, et de jouer leur jeu. On ne vit, pendant toute une saison, que Rastignacs, duchesses de Langeais, duchesses de Maufrigneuse, et l’on assure que plus d’un acteur ou actrice de cette comédie de société tint à pousser son rôle jusqu’au bout. Telle est la loi assez ordinaire dans ces influences réciproques entre le peintre et ses modèles : le romancier commence, il touche le vif, il l’exagère un peu ; la société se pique d’honneur et exécute ; et c’est ainsi que ce qui avait pu paraître d’abord exagéré finit par n’être plus que vraisemblable.
Ce que je dis de Venise se reproduit à des degrés divers en différents lieux. En Hongrie, en Pologne, en Russie, les romans de M. de Balzac faisaient loi. À cette distance, la portion légèrement fantastique qui s’y mêle à la réalité, et qui de près en compromettait le plein succès auprès des esprits difficiles, disparaissait ou même n’était qu’un attrait de plus. Par exemple, ces ameublements riches et bizarres, où il entassait au gré de son imagination les chefs-d’œuvre de vingt pays et de vingt