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CAUSERIES DU LUNDI.

Un autre point sur lequel j’arrête en M. de Balzac le physiologiste et l’anatomiste, c’est qu’en ce genre il a pour le moins autant imaginé qu’observé. Anatomiste délicat au moral, il a certainement trouvé des veines neuves ; il a découvert et comme injecté des portions de vaisseaux lymphatiques encore inaperçus jusqu’alors : mais il en invente aussi. Il y a un moment où, dans son analyse, le plexus véritable et réel finit et où le plexus illusoire commence, et il ne les distingue pas : la plupart de ses lecteurs, et surtout de ses lectrices, les ont confondus comme lui. Ce n’est pas le lieu ici d’insister sur ces points de séparation. Mais, on le sait, M. de Balzac a un faible déclaré pour les Swedenborg, les Van-Helmont, les Mesmer, les Saint-Germain et les Cagliostro en tout genre : c’est dire qu’il est sujet à illusion. En un mot, pour suivre mon image toute physique et anatomique, je dirai : Quand il tient la carotide de son sujet, il l’injecte à fond avec fermeté et vigueur ; mais quand il est à faux, il injecte tout de même et pousse toujours, créant, sans trop s’en apercevoir, des réseaux imaginaires.

M. de Balzac avait la prétention de la science, mais ce qu’il avait surtout en effet, c’était une sorte d’intuition physiologique. M. Chasles l’a très-bien dit : « On a répété à outrance que M. de Balzac était un observateur, un analyste ; c’était mieux ou pis, c’était un voyant. » Ce qu’il n’avait pas vu du premier coup, il le manquait d’ordinaire ; la réflexion ne le lui rendait pas. Mais que de choses aussi il savait voir et dévorer d’un seul coup d’œil ! Il venait, il causait avec vous ; lui, si enivré de son œuvre, et, en apparence, si plein de lui-même, il savait interroger à son profit, il savait écouter ; mais, même quand il n’avait pas écouté, quand il semblait n’avoir vu que lui et son idée, il sortait ayantem-