Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
452
CAUSERIES DU LUNDI.

tius dans le gouffre. De telles allures de talent impliquent bien de la verve et de la fougue, mais aussi du hasard et beaucoup de fumée.

Pour exposer sa vraie théorie littéraire, il ne faudrait d’ailleurs qu’emprunter ses paroles : si je prends, par exemple, les Parents pauvres, son dernier roman et l’un des plus vigoureux, publié dans ce journal même[1], j’y trouve, à propos de l’artiste polonais Wenceslas Steinbock, les idées favorites de l’auteur et tous ses secrets, s’il eut jamais des secrets. Pour lui, « un grand artiste aujourd’hui, c’est un prince qui n’est pas titré ; c’est la gloire et la fortune. » Mais cette gloire ne s’acquiert pas en se jouant ni en rêvant ; elle est le prix du travail opiniâtre et de l’ardeur appliquée : « Vous avez des idées dans la cervelle ? la belle affaire ! et moi aussi j’ai des idées… À quoi sert ce qu’on a dans l’âme, si l’on n’en tire aucun parti ? » Voilà ce qu’il pensait, et aussi ne s’épargna-t-il jamais le travail acharné de l’exécution. Concevoir, disait-il, c’est jouir, c’est fumer des cigarettes enchantées ; mais sans l’exécution tout s’en va en rêve et en fumée : « Le travail constant, a-t-il dit encore, est la loi de l’art comme celle de la vie : car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les grands artistes, les poètes, n’attendent-ils ni les commandes, ni les chalands ; ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Il en résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des difficultés qui les maintient en concubinage avec la Muse, avec ses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier comme Voltaire a vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi. » J’ai voulu exprès citer ce passage, parce qu’avec les mérites de vaillance et de labeur qui s’y déclarent et qui ho-

  1. Les Parents pauvres parurent d’abord en feuilletons dans le Constitutionnel.