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CAUSERIES DU LUNDI.

gérer de conseils que dans ce sens. Mais il crut peu à l’efficacité de ses paroles ; il quitta Paris avant l’époque indiquée par Mme  Campan ; il ne s’y trouvait plus dès les premiers jours de janvier 1792, et il était retourné dans ses foyers. Ses lettres écrites aux Lameth, à cette date, indiquent assez en quel sens et de quelle nature pouvaient être les seuls conseils qu’il fût capable de donner[1].

Barnave avait vite mûri. Ses jugements sur les derniers actes de l’Assemblée constituante sont d’une grande sagesse. Il démêle et fait vivement ressortir les fautes suprêmes de cette grande Assemblée, de même qu’il a dévoilé, chemin faisant, les siennes propres, lui interdisant à ses membres l’entrée de la prochaine législature et en les déclarant exclus de tous les emplois à la nomination du roi, l’Assemblée constituante prolongeait et rouvrait la Révolution, au moment même où elle la proclamait close. Elle brusquait la conclusion à plaisir, et substituait à une vraie solution politique un dénoûment de théâtre. En coupant toute communication entre elle et ses successeurs, elle faisait exactement comme si elle eût voulu leur indiquer de tout recommencer ; ils y étaient bien assez disposés d’eux-mêmes. Dès lors le sort de la Révolution, si aventuré déjà, fut totalement remis en question. On avait manqué le port, et il fallait faire double traversée : « Ce n’est plus le voyage de l’Amérique, disait ingénieusement Barnave, c’est celui de l’Inde. » Mais il n’en concluait pourtant pas au découragement ni au désespoir, et il écrivait de Grenoble à l’un des Lameth (31 mais 1792) : « Des hommes qui ont excessivement voulu une révolution ne peuvent pas, au milieu du chemin, manquer de tête ou de courage. »

  1. Je renvoie à la fin de l’article pour quelques détails qui me sont venus sur ces rapports de Barnave avec la Cour.