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M. BAZIN.

l’exacte mesure des caractères sans se laisser séduire ni entraîner. Il a fait un fort grand usage, au début de son histoire, des lettres de Malherbe, en qui il prise un témoin clairvoyant et bien informé, un de ces esprits caustiques, mordants et secs, l’un des types du sien. Quelquefois, bien rarement, sa pensée se fait jour par des réflexions morales qui accusent la haute misanthropie dont il est plein. Voulant expliquer, par exemple, pourquoi le connétable de Luynes, pour le moins aussi digne d’être haï et méprisé que le maréchal d’Ancre, n’a pas encouru la même impopularité dans sa mémoire, il dira énergiquement : « C’est qu’il mourut au sein de sa grandeur, qui se continuait dans une famille riche et puissante ; et il faut toujours au vulgaire l’autorité d’un revers pour lui faire mépriser tout à fait les enfants de la fortune : il ne comprend guère que les dénoûments. »

Mais le plus souvent sa malice se recouvre, et plus d’un lecteur qui parcourrait le livre avec bonhomie pourrait la laisser échapper. Ainsi, quand le comte de Soissons se rapproche de son neveu le prince de Condé en 1611, et unit ses intérêts aux siens, cette association est si bien liée, que les Mémoires du temps font remarquer avec surprise que rien ne put la rompre jusqu’à la mort du comte de Soissons, « qui arriva un an après. » La malice de l’historien est toute dans ce trait : qui arriva un an après. Il veut faire entendre qu’un accord si court, observé de part et d’autre, était quasi un miracle entre princes, eu égard à la fidélité et à la bonne foi courante du temps. — Ainsi encore, quand le prince de Condé est prisonnier à Vinccennes en mai 1617, ce prince est un peu étonné de voir la princesse sa femme venir adoucir, en les partageant, les rigueurs de sa prison. « Peu de temps après ce rapprochement, dit l’historien sans avoir l’air d’y toucher, la princesse fut re-