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et d’accroître des popularités qui deviennent des puissances. Vous êtes mal venus ensuite à vous plaindre de ces ovations décernées à vos adversaires, et ne voyez-vous pas que c’est vous-mêmes qui les avez préparées ? À la reprise de son cours, M. Sée a débuté en déterminant plus que jamais son programme et sa méthode ; à savoir, l’indépendance absolue de la médecine par rapport à aucune secte philosophique, quelle qu’elle soit, et surtout officielle :

« Je ferai en peu de mots, a-t-il dit, l’historique de la question. Depuis Hippocrate et Galien jusqu’à Broussais, la médecine, quand elle a été sous l’empire d’une idée philosophique, s’est constamment trompée… C’est seulement quand ils se sont livrés à l’observation pure et simple, ou à l’expérimentation, que ces grands hommes du passé ont produit leurs impérissables travaux. Le médecin doit faire de la science exacte, expérimentale, constater des faits, sans se préoccuper aucunement des conséquences qu’ils peuvent avoir. — Je ne demanderai pas à mes adversaires, a dit ici le professeur, en insistant avec un accent particulier, ce qu’ils peuvent conclure et penser au fond de leur conscience, mais je demande qu’ils respectent la mienne : s’il y a quelque chose qui doive être muré, c’est la conscience. »

Et puis cette profession faite, M. Sée a repris l’étude d’une substance qui faisait l’objet de son examen, « la modeste fève de Calabar[1]. »

Ce ne sont point là, messieurs, des détails trop techniques pour être produits devant vous. Je maintiens de toute la force de la conscience scientifique que, dans l’enseignement de la physiologie comme des autres sciences, les faits résultant de l’observation et de l’expérience doivent être acceptés, quels qu’ils soient : les déductions dernières à en tirer appartiennent ensuite à chacun. Il est tel esprit, telle forme d’esprit qui, dans les faits les plus précis et les mieux constatés qui tiennent à la physiologie du cerveau, ne verra aucune nécessité de conclure à la non-existence de la pensée pur esprit, de la pensée monade essentielle et indestructible : personne plus que moi n’honore de tels hommes qui procèdent, dans la sincérité de leur conscience, avec toutes les ressources d’une intelligence élevée et déliée, et qui dans un problème aussi complexe s’obstinent à réserver, à maintenir les éléments qui échappent à nos sens, à nos instruments les plus perfectionnés, et qui ne tombent pas sous une prise immédiate : mais si d’autres venaient à conclure plus nettement et plus simplement, je ne verrais pas ce qui peut forcer l’État moderne, et le Gouvernement qui en est l’expression, à les réprouver, à les plaindre ou à les morigéner.

On me dira : L’enseignement donné par l’État ne doit pas être irréligieux. C’est une maxime gouvernementale. — Oui, mais dans des matières aussi indépendantes et aussi distinctes de la religion, l’enseignement, s’il ne doit pas être irréligieux, ne doit pas être religieux non plus (ce qui n’aurait aucun sens) : il doit être strictement scientifique. Un illustre physiologiste, M. Claude Bernard, dont le nom a été invoqué dans cette discussion et qui s’est fait respecter des deux parts, dit un mot qui me paraît la règle la plus sage : « Quand je suis dans mon laboratoire, je commence par mettre à la porte le spiritualisme et le matérialisme ; je n’observe que des faits, je n’interroge que des expériences ; je ne cherche que les conditions scientifiques dans lesquelles se produit et se manifeste la vie. » Ce sont là des principes de conduite qui font l’enseignement scientifique irréprochable à tous les points de vue. Mais qu’on n’aille pas, comme aujourd’hui, instituer par prévention contre tels ou tels professeurs des procès de tendance : il suffit que, dans la chaire, les limites légitimes de chaque enseignement spécial ne soient point outre-passées ni franchies.

J’en viens au fait peut-être le plus grave du rapport et qui s’y est introduit subsidiairement, bien qu’il soit étranger à la pétition. Il s’agit de la thèse de médecine de M. Grenier et des conséquences qu’elle a eues pour cet élève, hier encore docteur.

J’ai eu cette thèse sous les yeux ; je n’en suis pas du tout juge ; mais si j’avais eu, littérairement, à donner mon avis, j’aurais dit qu’elle est trop longue.

  1. Cette fève de Calabar agit sur les nerfs moteurs comme le curare.