Page:Sainte-Beuve - De la liberté de l’enseignement, 1868.djvu/13

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Il y est entré trop de choses. Une première partie toute philosophique, et pour laquelle le jeune auteur lui-même se déclare incompétent, est confuse, peu digérée. La fin aussi semble excéder et entamer une question nouvelle, toute une théorie pénale, sans la traiter et l’embrasser suffisamment. Quant au milieu et au corps même de la thèse, il est curieux et instructif par les faits et les extraits qui y sont rassemblés ; s’animant d’un souffle sincère, d’un sentiment d’humanitarisme parfois éloquent (voir notamment certaine page, la page 43), ce corps tout médical de la thèse s’appuie, d’ailleurs, et s’autorise des expériences et des observations les plus complètes et les plus récentes qui ont été faites sur les nerfs et sur le cerveau. Toute cette partie atteste de l’étude. De savants hommes toutefois, et qui ne font pas si bon marché de la métaphysique[1], soutiennent que là même le jeune auteur, à la suite de ses maîtres, abuse dans les conséquences qu’il prétend tirer. Mais n’est-il pas étrange, messieurs, que nous ayons à avoir un avis sur pareille chose, un avis impossible à recueillir et à combiner ? Car enfin comment voulez-vous, rien qu’à considérer la composition de cette assemblée, que nous puissions statuer et conclure pertinemment et librement sur de tels sujets ? Que mon excellent et ancien ami et collègue d’autrefois durant mon court passage dans l’Université, que M. le ministre de l’instruction publique, si zélé pour le bien, si occupé en ce moment même, avec des ressources restreintes, de doter la science des instruments qui lui sont indispensables, que ce parfait et honnête représentant en haut lieu de la classe moyenne éclairée, me permette de le lui dire : Il a lui-même beaucoup pris sur lui en déclarant que la thèse « contient la négation du principe même de la morale et de l’autorité des lois pénales. » Telle n’est point, à mon sens, la conclusion obligée de cette thèse, quelque jugement qu’on en porte. L’Université a été trop longtemps habituée à vivre sous la doctrine philosophique de M. Cousin, doctrine spécieuse, œuvre d’éloquence et de talent, mais en grande partie artificielle, abstraite, étrangère à toute recherche scientifique exacte. Cette école essaye aujourd’hui, un peu tard et après coup, par quelques-uns de ses disciples les plus distingués, de réparer le temps perdu et de se mettre tant bien que mal au courant. Quoi qu’il en soit, la doctrine dite éclectique (il est bon de le savoir et de le dire) est des plus compromises au fond, des plus entamées à l’heure qu’il est. Or, c’est sous l’empire de cette philosophie de montre, trop docilement acceptée de l’Université, que semble avoir été conçu et motivé l’arrêté ministériel. Il est rédigé comme si la philosophie néo-platonicienne ou éclectique était unique et universellement reconnue, comme s’il n’y avait pas d’autre théorie qui explique par d’autres raisons et qui assoie sur un principe différent l’autorité des lois pénales.

Prenons bien garde, Messieurs, de retomber nous-mêmes dans ce que nous trouvons de blâmable ou de ridicule quand nous lisons l’histoire du passé. Chose singulière ! ce qui nous frappe et nous choque sous d’autres noms à distance nous paraît tout simple de notre temps et à nous-mêmes sous des noms différents. Qu’est-ce qui nous paraît plus suranné, plus ridicule que les disputes du jansénisme et du molinisme ? Eh bien ! quel était le crime du jansénisme aux yeux du molinisme ? Son grand crime, disait-on, était de nier et de supprimer le libre arbitre, la liberté humaine, la moralité des actions et ce qui s’ensuit. Et là-dessus, quand le molinisme l’emportait, on refusait les sacrements aux jansénistes ; on leur refusait même les diplômes, c’est-à-dire d’être bacheliers ou docteurs en théologie. Prenons garde, messieurs, de renouveler ces déplorables conflits éteints depuis un siècle. Quant à moi, M. Grenier ne me paraît guère, sous forme physiologique, qu’un janséniste foudroyé par des molinistes. Il a nié le libre arbitre ! Voilà son crime. Pour moi, messieurs, qui, sur ce chapitre du libre arbitre, si j’avais à m’expliquer, serais volontiers de l’opinion de Hobbes, de David Hume et de M. de Tracy, je nie que par cela seul qu’on explique d’une certaine façon cette entité subtile qu’on a étiquetée

  1. Voir les articles du docteur Guardia dans la Gazette médicale des 2 et 16 mai 1868.