Page:Sainte-Beuve - De la liberté de l’enseignement, 1868.djvu/15

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travers les dissidences de la pensée, je n’ai jamais cessé de sympathiser avec eux par le cœur ; — mais il faut bien le dire, des circonstances récentes, des déterminations politiques qui étaient peut-être nécessaires, ont donné aux hommes actifs et d’humeur ingérante, aux meneurs politiques qui dirigent le parti, des encouragements et des espérances qui, dans leur exaltation bruyante et leur redoublement fiévreux, sont faits pour inspirer des craintes, — non pas de l’effroi, — et pour inquiéter du moins ceux de mon âge, qui, se souvenant des misérables luttes du passé, voudraient en prévenir le retour.

Une singulière disposition de la haute société française est venue prêter à ce parti un surcroît de puissance ou de hardiesse : je veux parler de la connivence qui s’est établie, au vu et au su de tous, entre les moins croyants, les moins pieux et les moins édifiants des hommes et ceux qui poussent avec une ferveur plus convaincue au triomphe et à la suprématie prédominante de l’intérêt religieux. Ce serait pour un moraliste, pour un nouveau La Bruyère ou pour un nouveau Molière, un bien beau sujet et plus vaste qu’aucun de ceux qu’a pu offrir une cour ou une classe restreinte de la société en ce temps-là, sous l’ancien régime. Oh ! qu’il vienne, qu’il s’élève de quelque part ce libre esprit et peintre à la fois, ce génie dramatique incisif, amer et éloquent ! Il y a eu déjà quelques esquisses, mais la société française actuelle, dans son hypocrisie de forme nouvelle, mériterait un grand tableau.

Le temps du moins est venu, pour qui aime son pays et le Gouvernement de son pays, de représenter le sérieux danger de la situation au Prince lui-même (si bien informé qu’il soit) et de donner un signal d’alarme.

Je sais tout ce que méritent de respect les choses antiques et les institutions séculaires : mais c’est lorsque, ayant conscience elles-mêmes de leur antiquité et, pour tout dire, de leur vieillesse, elles s’abstiennent de violence, d’un rigorisme intempestif et d’une attaque corps à corps contre ce qui est jeune, moderne, et qui grandit. Un moraliste religieux, un ami de Chateaubriand et de Fontanes, un des hommes qui ont le mieux senti et pratiqué selon l’esprit le vrai christianisme, M. Joubert, a dit une belle parole : « Les vieilles religions ressemblent à ces vieux vins généreux qui échauffent le cœur, mais qui n’enflamment plus la tête. » Combien je voudrais que cette parole se vérifiât parmi nous ! Mais les démentis sont trop évidents. Je ne vois depuis quelques années que procédés et démarches qui sont les signes de têtes ardentes et enflammées. Ce ne sont de toutes parts qu’agressions immodérées, dénonciations intempérantes ; elles abondent. Je me fatiguerais et vous fatiguerais à les énumérer. Tantôt, au sein de l’Institut, au seuil de l’Académie française, si un savant modeste, profond, exercé, un honnête homme modèle, déjà membre d’une autre classe de l’Institut, se présente, c’est un pétulant adversaire, un prélat zélé et plus que zélé (je voudrais rendre ma pensée en évitant toute qualification blessante), qui le dénonce aux pères de famille, qui le dénonce aux confrères eux-mêmes déjà prêts à l’élire, et par des considérations tout à fait extra-académiques qui ne laissent pas d’avoir action sur les timides et les tièdes, l’écarte, l’exclut et l’empêche d’arriver. Tantôt ce sont des dénonciations et des émotions d’un autre genre qui ont pour résultat d’éliminer et de bannir de la chaire d’une de nos grandes Écoles (du Collège de France) un savant éloquent qui y avait été régulièrement porté et nommé. Tantôt ce sont des accusations, — et non pas des moins âpres ni des moins envenimées, — émanées du corps même de l’Épiscopat, que dis-je ? ratifiées par le Pontife romain dans un bref que tout le monde a pu lire, accusations portées à propos d’une institution utile contre l’un des plus louables ministres de l’Empereur et contre son secrétaire général, qui s’est vu qualifié, à cette occasion, de sectaire. Tantôt, comme dans un pamphlet récent, les imputations téméraires et calomnieuses s’étendent, se généralisent, ne se contiennent plus ; les plus dignes institutrices sont nominativement désignées à la méfiance et à la mésestime publiques. Tout ce qui, en matière d’éducation de femmes, n’est pas dans la main du clergé, a son anathème. Tantôt, comme dans le cas présent, c’est une dénonciation encore, dénonciation formelle bien qu’incertaine et vague en ses