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VIE DE JOSEPH DELORME

lent et profond suicide ; rien que des défaillances et des frénésies, d’où s’échappaient de temps à autre des cris ou des soupirs ; plus d’études suivies et sérieuses ; parfois, seulement, de ces lectures vives et courtes qui fondent l’âme ou la brûlent ; tous les romans de la famille de Werther et de Delphine ; le Peintre de Saltzbourg, Adolphe, René, Édouard, Adèle, Thérèse Aubert et Valérie ; Sénancour, Lamartine et Ballanche ; Ossian, Cowper et Kirke White.

À cette heure, la raison avait irrévocablement perdu tout empire sur l’âme du malheureux Joseph. Pour nous servir des propres expressions de son journal, « le roc aride, auquel il s’était si longtemps cramponné, avait fui comme une eau sous sa prise, et l’avait laissé battu de la vague sur un sable mouvant. » Nul précepte de vie, nul principe de morale ne restait debout dans cette âne, hormis quelques débris épars çà et là qui achevaient de crouler à mesure qu’il y portait la main. Du moins si, en se retirant de lui, la raison l’eût sans retour livré en proie aux égarements d’une sensibilité délirante, il eût pu s’étourdir dans ce mouvement insensé, et l’enivrement du vertige lui eût sauvé les brisures de la chute. Mais il semblait qu’un bourreau capricieux eût attaché au corps de la victime un lien qui la retenait par moments, pour qu’elle tombât avec une sorte de mesure. La Raison morte rôdait autour de lui comme un fantôme et l’accompagnait à l’abime, qu’elle éclairait d’une lueur sombre. C’est ce qu’il appelait avec une effrayante énergie « se noyer la lanterne au cou. » En un mot, l’âme de Joseph ne nous offre plus désormais qu’un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraiches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, jouent et s’agitent confusément sur un fond de désespoir.

Mais le désespoir lui-même, pour peu qu’il se prolonge, devient une sorte d’asile dans lequel on peut s’asseoir et reposer.