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VIE DE JOSEPH DELORME

pour principe de ne pas étaler son ulcère, et, sans le journal qu’il a laissé, nous n’en aurions jamais soupçonné tout le ravage. Quoi qu’il en soit, ses poésies suffisent pour faire comprendre les sentiments actifs qui le rongeaient alors. Nous y renvoyons le lecteur, n’empruntant ici du journal qu’un court passage qui jette un dernier jour sur le cœur de notre ami. Ce passage paraît avoir été écrit seulement peu de semaines avant sa mort, et ne se rattache à rien de ce qui précède. Nous n’avons pu nous procurer aucun renseignement qui le complétât.


« Lundi, 2 heures du matin.

« Que faire ? à quoi me résoudre ? faut-il donc la laisser épouser à un autre ? — En vérité, je crois qu’elle me préfère. Comme elle rougissait à chaque instant, et me regardait avec une langueur de vierge amoureuse, quand sa mère me parlait de l’épouseur qui s’était présenté, et tâchait de me faire expliquer moi-même ! Comme son regard semblait se plaindre et me dire : Ô vous que j’attendais, me laisserez-vous donc ravir à vos yeux, lorsqu’un mot de votre bouche peut m’obtenir ? — Aussi, qu’allais-je y faire durant de si longs soirs, depuis tant d’années ? Pourquoi ces mille familiarités de frère à sœur, chaque parure nouvelle étalée par elle avec une vanité enfantine, admirée de moi avec une minutieuse complaisance ; ces gants, ces anneaux essayés et rendus, et ces lectures d’hiver au coin du feu, en tête à tête avec elle, près de sa mère sommeillante ? C’était un enfant d’abord ; mais elle a grandi : je la trouvais peu belle, quoique gracieuse, et pourtant j’y revenais toujours. Ce n’était de ma part, je l’imaginais du moins, que vieille amitié, désœuvrement, habitude. Mais les quinze ans lui sont venus, et voilà que mon cœur saigne à se séparer d’elle. — Et qui m’empêcherait de l’épouser ? Suis-je ruiné, corps et âme, sans espoir ? Son jeune sang peut-être rafraichirait le mien ; ses étreintes aimantes m’enchaî-