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JUGEMENTS DIVERS

rons que par quelques caprices de goût et d’oreille qui ne touchent qu’à un petit nombre d’images et de coupes. J’admets de bon cœur et la complexité de votre phrase poëtique et toute votre théorie des enjambements. Non-seulement je l’admets, mais j’y trouve beaucoup de charme. Seulement dans l’application, il y a tel de vos enjambements qui me choque, et telle de vos phrases dont la complexité embrouille le sens et ne le laisse pas arriver du premier coup à mon esprit. Dans ces cas particuliers, mon oreille ne sent pas comme la vôtre : il en est de même des images. Je n’ai point d’objection générale contre votre manière de peindre ; au contraire elle me paraît vraie, neuve et poétique ; mais j’en ai dans le détail contre quelques traits de votre peinture : un œil noir dans un lit, des bras nus qui sont froissés et dévorés à plaisir, des cheveux dans lesquels on se baigne, une épaule nacrée, etc., sont des images qui me blessent et me blesseront tant que je vivrai. Ici encore, mon goût ne sent pas comme le vôtre. Le mien serait en général plus sobre et moins prodigue d’images ; il craindrait de fatiguer et d’éblouir l’imagination et voudrait laisser l’âme sentir davantage. J’adore la simplicité et la réserve, et c’est pourquoi la plus sobrement écrite de toutes les pièces de votre Recueil : Toujours je la connus pensive et sérieuse. est celle que j’aime le mieux. Plus que vous aussi, je craindrais les longues allégories, comme le Suicide et l’Enfant rêveur, dont le fil finit par échapper, tant le labyrinthe du symbole est compliqué ! Enfin j’ajouterai, pour vider mon sac, qu’il est des locutions que je ne puis admettre, comme par exemple : tout marchant, il faisait soir, et quelques autres ; mais elles sont en petit nombre et généralement votre style est très-pur. Voilà toutes mes critiques, sans aucune réticence, pauvres critiques qui ne tombent que sur le détail et qui ne touchent pas au fond qui, je vous le répète, est profondément vrai et poétique. On m’a aidé à me reconnaître dans une des pièces du volume. S’il n’y a pas erreur, je suis fier et honteux de ce que vous dites ; mais je ne puis en vouloir aux illusions de votre amitié, parce qu’elles la prouvent et qu’elle m’est chère.

« Adieu, tout à vous,
« Th. Jouffroy. »


Il ne me reste plus, pour clore cette série de jugements critiques, qu’à ajouter deux ou trois mots qui me semblent assez vrais, quoique dits par moi sur moi-même :