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cée, ou par le développement d’un germe fatal déposé en elle, une âme jeune, ardente, tournée à la rêverie et à la tendresse, subit une de ces profondes maladies morales qui décident de sa destinée ; si elle y survit et en triomphe ; si, la crise passée, la liberté humaine reprend le dessus et recueille ses forces éparses, alors le premier sentiment est celui d’un bien-être intime, délicieux, vivifiant, comme après une angoisse ou une défaillance. On rouvre les yeux au jour ; on essuie de son front sa sueur froide ; on s’abandonne tout entier au bonheur de renaître et de respirer. Puis la réflexion commence : on se complaît à penser qu’on a plongé plus avant que bien d’autres dans le Puits de l’abîme et dans la Cité des douleurs ; on a la mesure du sort ; on sait à fond ce qui en est de la vie, et ce que peut saigner de sang un cœur mortel. Qu’aurait-on désormais à craindre d’inconnu et de pire ? Tous les maux humains ne se traduisent-ils pas en douleurs ? Toutes les douleurs poussées un peu loin ne sont-elles pas les mêmes ? On a été englouti un moment par l’Océan ; on a rebondi contre le roc comme la sonde, ou bien on a rapporté du gravier dans ses cheveux ; et sauvé du naufrage, ne quittant plus de tout l’hiver le coin de sa cheminée, on s’enfonce des heures entières en d’inexprimables souvenirs. Mais ce calme, qui est dû surtout à l’absence des maux et à la comparaison du présent avec le passé, s’affaiblit en se prolongeant, et devient insuffisant à l’âme ; il faut, pour achever sa guérison, qu’elle cherche en elle-même et autour d’elle d’autres ressources plus durables. L’étude d’abord semble lui offrir une distraction pleine de charme et puissante avec douceur ; mais la curiosité de l’esprit, qui est le mobile de l’étude, suppose déjà le sommeil du cœur plutôt qu’elle ne le procure ; et c’est ici le cœur qu’il s’agit avant tout d’apaiser et d’assoupir. Et puis ces sciences, ces langues, ces histoires qu’on étudierait, contiennent au gré des âmes délicates et tendres trop peu de suc essentiel sous trop d’écorces et d’enveloppes ; une nourriture exquise et pulpeuse convient mieux aux estomacs débiles. La poésie est cette nourriture par excellence,