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vide de ce qui n’est plus ; la pensée des amis morts, quand par hasard elle s’élève, ne fait que mieux sentir aux amis vivants la consolation d’être ensemble, et ajoute un motif de plus à leur bonheur.

Si vous êtes humble, obscur, mais tendre et dévoué, et que vous ayez un ami sublime, ambitieux, puissant, qui aime et obtienne la gloire et l’empire, aimez-le, mais n’en aimez pas trop un autre, car cette sorte d’amitié est absolue, jalouse, impatiente de partage : aimez-le, mais qu’un mot équivoque, lâché par vous au hasard, ne lui soit pas reporté envenimé par la calomnie ; car ni tendresse à l’épreuve, ni dévouement à mourir mille fois pour lui, ne rachèteront ce mot insignifiant qui aura glissé dans son cœur.

Si votre ami est beau, bien fait, amoureux des avantages de sa personne, ne négligez pas trop la vôtre ; gardez-vous qu’une maladie ne vous défigure, qu’une affliction prolongée ne vous détourne des soins du corps ; car cette sorte d’amitié, qui vit de parfums, est dédaigneuse, volage, et se dégoûte aisément.

Si vous avez un ami riche, heureux, entouré des biens les plus désirables de la terre, ne devenez ni trop pauvre, ni trop délaissé du monde, ni malade sur un lit de douleurs ; car cet ami, tout bon qu’il sera, vous ira visiter une fois ou deux, et la troisième il remarquera que le chemin est long, que votre escalier est haut et dur, que votre grabat est infect, que votre humeur a changé ; et il pensera, en s’en revenant, qu’il y a au fond de cette misère un peu de votre faute, et que vous auriez bien pu l’éviter ; et vous ne serez plus désormais pour lui, au sein de son bonheur, qu’un objet de compassion, de secours, et peut-être un sujet de morale.

Si, malheureux vous-même, vous avez un ami plus malheureux que vous, consolez-le, mais n’attendez pas de lui consolation à votre tour ; car, lorsque vous lui raconterez votre chagrin il aura beau animer ses regards et entr’ouvrir ses lèvres comme