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LES CONSOLATIONS.

La glace où je glissais rompit sous mon traîneau,
Et le roc sous ma main se fondit comme une eau.
Depuis ce temps, déchu, noirci de fange immonde,
Sans ciel et sans soleil, égaré dans le monde,
Quand parfois trop d’ennui me possède, je cours
Comme les chiens errants qu’on voit aux carrefours.
Je ne respire plus l’air frais des eaux limpides ;
Tous mes sens révoltés m’entraînent, plus rapides
Que le poulain fumant qui s’effraie et bondit,
Ou la mule sans frein d’un Absalon maudit
Oh ! si c’était là tout ! l’on pourrait vivre encore
Et croupir du sommeil d’un être qui s’ignore ;
On pourrait s’étourdir. Mais aux pires instants,
L’immortelle pensée en sillons éclatants,
Comme un feu des marais, jaillit de cette fange,
Et, remplissant nos yeux, nous éclaire et se venge.
Alors, comme en dormant on rêve quelquefois
Qu’on est dans une plaine aride, ou dans un bois,
Ou sur un mont désert, et l’on s’entend poursuivre
Par des brigands armés, et, plein d’amour de vivre,
De sentiers en sentiers, de sommets en sommets,
L’on va, l’on va toujours, sans avancer jamais.
De même, en ces moments d’angoisse et de détresse,
Par mille affreux efforts notre âme se redresse
Pour remonter à Dieu ; mais son espoir est vain !
— Et pourtant, ce n’est pas, Maître bon et divin,
Sur des vaisseaux, des chars à la course roulante,
Ce n’est pas en marchant plus rapide ou plus lente,
Que l’âme en peine arrive au ciel avant le soir ;
Pour arriver à toi, c’est assez de vouloir.
Je voudrais bien, Seigneur ; je veux ; pourquoi ne puis-je ?
Je m’y perds, soutiens-moi ; mets fin à ce prodige,
Sauve à mon repentir un doute insidieux,
Ô trés-grand, ô très-bon, miséricordieux !