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PENSÉES D’AOÛT.

Cet esprit qu’aussi bien on salûrait génie,
Retardé jusque-là, mais toujours exercé,
Arrive aux questions plus ferme et plus pressé.
Poëte et sage, il rêve alliance nouvelle ;
Lamartine l’émeut, Montesquieu le rappelle ;
Il veut être lui-même, et que nul n’ait porté
Plus d’élévation dans la réalité.
Solennel est ce soir, car son âme qui gronde
Sent voltiger plus près et sa forme et son monde.
Marèze est sur la pente ; il va gravir là-haut,
Où tant de glorieux montent comme à l’assaut,
Disant Humanité pour leur cri de victoire,
Nommés les bienfaiteurs, commençant par le croire,
Et qui, forts de trop faire et de régénérer,
Finissent par soi-même et soi seuls s’adorer.

Mais on frappe ; une femme entre et se précipite :
— « Ô mon frère ! » — « Ô ma sœur ! » — Explosion subite,
Joie et pleurs, questions, les deux mains que l’on prend,
Et tout un long récit qui va comme un torrent :
Un mari mort, des noirs en révolte, la ville
Livrée au feu trois jours par un chef imbécile,
La fuite avec sa fille au port voisin, si bien
Qu’elle n’a plus qu’un frère au monde pour soutien.
Marèze entend : d’un geste il répond et console,
Il baise au front l’enfant, beauté déjà créole,
Et, comme à ces discours on oublirait la nuit,
Jusqu’au lit du repos lui-même les conduit.

Le voilà seul. — Allons ! ose, naissant génie ;
Il faut à ton baptême annoncer l’agonie.
Dix ans s’étaient passés à comprimer l’essor,
À mériter ton jour ; donc, recommence encor !
Devant ces vers du maître harmonieux et sage.