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PENSÉES D’AOÛT.

Cette veille, où pour elle il tâchait d’être mieux,
Était celle des longs, des éternels adieux !

Montant sur le bateau, je suivis la détresse,
Le départ jusqu’au bout ! — Il baise avec tendresse
Les deux petits garçons, embrasse le mari,
Prend la main à la fille (et l’enfant a souri,
Maligne, curieuse, Ève déjà dans l’âme) ;
Il prend, il serre aussi les deux mains à la femme,
Évitant son regard. — C’est le dernier signal
De la cloche ! — Il s’élance ! Ô le moment final !
Quand on ôte le pont et pendant qu’on démarre,
Quand le câble encor crie, à minute barbare !
Au rivage mouvant, alors il fallait voir,
De ce groupe vers lui, gestes, coups de mouchoir ;
Et les petits enfants, chez qui tout devient joie,
Couraient le long du bord d’où leur cri se renvoie,
Mais la femme, oh ! la femme, immobile en son lieu,
Le bras levé, tenant un mouchoir rouge-bleu
Qu’elle n’agitait pas, je la vois là sans vie,
Digne que, par pitié, le Ciel la pétrifie !
Non, ni l’antique mère, au flanc sept fois navré,
Qui demeura debout marbre auguste et sacré[1],
Ni la femme de Loth, n’égalaient en statue
Ce fixe élancement d’une douleur qui tue !
Je pensai : Pauvre cœur, veuf d’insensés amours,
Que sera-ce demain, et ce soir, et toujours ?
Mari commun, grossier, enfants sales, rebelles ;
La misère ; une fille-aux couleurs déjà belles,

  1. Niobé : les anciens poëtes ont fort varié sur le nombre de ses enfants, tantôt douze, tantôt vingt, tantôt quatorze. Ici il ne faut voir dans le chiffre sept qu’un nombre indéterminé, ou, si l’on veut, le nombre quatorze : le poëte a pu supposer en effet qu’Apollon et Diane les tuèrent par couples en sept fois.