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PENSÉES D’AOÛT.

Et qui le sait tout bas, et dont l’œil peu clément
A, dans tout ce voyage, épié ton tourment :
Quel destin ! — Lui pourtant, sur qui mon regard plonge,
Et qu’embarrasse aussi l’adieu qui se prolonge,
Descendit. — Nous voguions. En passant près de lui,
Une heure après : « Monsieur, vous êtes aujourd’hui
Bien seul, » dis-je. — « Oui, fit-il en paroles froissées,
Depuis Londres, voilà six semaines passées,
J’ai voyagé toujours avec ces braves gens. »
L’accent hautain notait les mots plus indulgents.
— « Et les reverrez-vous bientôt ? » osai-je dire,
— « Jamais ! répliqua-t-il d’un singulier sourire ;
Je ne les reverrai certainement jamais ;
Je vais en Suisse ; après, plus loin encor, je vais ! »

Ce fut tout. Seulement, vers la même semaine,
Étant dans Heidelberg où midi me promène,
Passe une diligence, et je le vois en haut,
Lui, sur l’impériale. Il me voit, aussitôt
Me salue, et se lève, et du corps, de la tête
Il me salue encore, et me veut faire fête,
Tant qu’enfin la voiture ait détourné le coin :
« Allons ! au moins, me dis-je, un souvenir de loin
Pour cette pauvre femme, une bonne pensée
Sortie à l’improviste et vers elle élancée ! »