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PORT-ROYAL

tation comme à la réflexion, c’est un bien grand rôle. En France[1] nous ne nous montrons pas toujours assez soigneux ou fiers de nos richesses. La création de Pauline est une de ces gloires, de ces grandeurs dramatiques qu’on devrait plus souvent citer. Antigone chez les Grecs, Didon chez les Latins, Desdémone et Ophélie dans Shakespeare, Françoise de Rimini chez Dante, la Marguerite de Goethe, ce sont là des noms sans cesse ramenés, des types aimés de tous, reconnus et salués du plus loin qu’on les rencontre. Pourquoi Pauline n’y figure-t-elle pas également ? Elle a, elle garde, même dans son impétuosité et dans son extraordinaire, des qualités de sens, d’intelligence, d’équilibre, qui en font une héroïne à part. Romaine sans doute, mais à la fois bien Française. Pauline n’est pas du tout passionnée dans le sens antique : l’amour, comme elle peut le ressentir, ne rentre pas dans ces maladies fatales, dans ces vengeances divines dont les Didon et les Phèdre sont atteintes : ce n’est pas à elle qu’on pourrait appliquer aucun de ces traits :

.....Gravi jam dudum saucia cura…
D’un incurable amour remèdes impuissants…
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée…

Elle n’a pas non plus la mélancolie moderne et la rêverie de pensée des Marguerite, des Ophélie. Pauline est précise, elle est sensée. Avant de devenir l'épouse de Polyeucte, elle a aimé Sévère, mais d’une simple inclination ; malgré cette surprise de l’âme et des sens (comme elle l’appelle), elle a tourné court dès qu’il l’a fallu, dès que le devoir et son père l’ont commandé ; elle a rejeté d’elle l’idée de ce parfait amant, et a pu

  1. Et en disant cela à Lausanne, je parlais encore à des Français en littérature.