Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t1, 1878.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
PORT-ROYAL

n’était pas cette fois la grosse querelle des Encyclopédistes et de la Sorbonne, ni même celle des Gluckistes et des Piccinistes : c’était de savoir si l’acteur, le bon et grand acteur, quand il joue, doit s’éprendre de son rôle au point d’en être sérieusement, entièrement ému et entraîné, ou s’il doit, tout en s’y livrant, le dominer par un sang-froid intérieur et le juger. La querelle, soulevée là sous une forme particulière et sur un point spécial de l’art, était applicable à d’autres arts, et le double procédé à débattre se retrouvait tout directement pour le poète dramatique autant que pour le comédien. L’acteur Riccoboni, qui avait levé la question, prit parti d’un côté : Diderot prit feu de l’autre. Pour moi il me semble qu’il y a lieu aux deux procédés, et que c’est le caractère même de deux ordres de talents.

Incontestablement il s’est rencontré des poètes dramatiques qui, en créant les personnages, les êtres divers dont ils ont animé la scène, ont eu cela de propre de rester plus calmes, plus désintéressés, plus détachés, de se moins jeter, si l’on peut dire, à toute verve et à corps perdu dans tel ou tel de leurs personnages, si bien qu’en les lisant et en embrassant leur œuvre dans sa riche diversité, on ne sait lequel choisir et lequel eux-mêmes auraient de préférence choisi : tous vivent chez eux, et d’une vie infuse, variée et facile, comme dans la nature. Les poètes en qui se déclare le plus évidemment cette souveraine manière de créer, on les nomme déjà : Shakespeare, Molière, Walter Scott, si dramatique en ses romans, Goethe en partie. Tous plus ou moins, autant qu’on le peut induire de la nature de leurs œuvres ou des détails de leur vie, étaient calmes d’apparence, rassis au milieu de leurs créations ardentes ; ils y portaient, jusqu’au centre, un certain sang-froid, une clairvoyance qui ne se perdait guère dans le feu et la fumée des moments extrêmes, ou qui se retrouvait tout après. On peut dire