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LIVRE PREMIER.

à peine de cette douce circonstance, elle en essuya une de tout autre nature par le brusque retour et l’invasion de madame d’Estrées, échappée des Filles pénitentes. Laissons la mère Angélique raconter elle-même l’assaut, et prenons, chemin faisant, plaisir à son dire véhément, encore vibrant de sa lèvre, sous la plume de son neveu Le Maître[1]:

« Au mois de septembre 1619, madame d’Estrées revint à Maubuisson, assistée de M. le comte de Sanzai et de plusieurs gentilshommes. Elle entra au dedans par le moyen d’une fille religieuse de la maison, fille perdue, avec laquelle elle avoit intelligence ; cette fille lui ouvrit une porte avec une clef qu’elle avoit fait faire. Ainsi vers l’heure de Tierce, nous vîmes cette abbesse entrer parmi nous, ayant laissé le comte de Sanzai et ses gentilshommes au dehors. Elle me vint trouver lorsque nous allions au chœur, et elle me dit : «Madame, je suis venue ici pour vous remercier du soin que vous avez eu de mon abbaye pendant mon absence, et pour vous prier de vous en retourner en la vôtre, et de me laisser la conduite de la mienne.» Je lui répondis : «Madame, je le ferois très-volontiers, si je le pouvois ; mais vous savez que c’est M. l’abbé de Cîteaux, notre supérieur, qui m’a ordonné de venir prendre la conduite de cette maison, et qu’y étant venue par obéissance, je n’en puis sortir que par la même obéissance.» Elle me répliqua qu’elle étoit abbesse, et qu’elle alloit prendre sa place. Je lui répondis : «Madame, vous n’êtes plus abbesse, ayant été déposée.» Elle me répondit : «J’en ai interjeté appel.» Je lui dis : «Votre appel n’est point vuidé, et cependant la sentence de déposition rendue contre vous subsiste à mon égard et dans votre Ordre ; et je ne dois point vous considérer ici que comme déposée, puisque j’ai été établie en cette maison par M. de Citeaux, et par l’autorité du Roi. C’est pourquoi ne trouvez pas mauvais

  1. Mémoires pour servir, etc., tom. II, p. 283 et suiv. C’est M. Le Maître qui écrit le récit tout aussitôt après un entretien avec sa tante.