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PORT-ROYAL.

« Les aigles ont un grand cœur et beaucoup de force a voler ; elles ont neantmoins incomparablement plus de veuë que de vol et estendent beaucoup plus viste et plus loin leurs regards que leurs aisles : ainsi nos esprits, animez d’une saincte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l’entendement pour voir combien elle est aimable, que de force en la volonté pour l’aimer….[1] »

Puis il cite les sages païens, Socrate, Platon, Trismégiste, Aristote, Épictète, ce dernier surtout, qui eut tant d’inclination pour aimer Dieu ; il ajoute, il est vrai, qu’ils ont manqué de force et de volonté pour le bien aimer. Il ne va pas tout à fait si loin que le philosophe La Mothe-le-Vayer, qui, à quelques années de là, parlant de la vertu des Païens, les absout, ce qui semblera une attaque directe et une insulte aux doctrines de Saint-Cyran[2] ; pourtant il ne les condamne pas trop ;
c’est le même fonds d’images que chez l’auteur du fraisier. Il sait et sent la nature comme lui, dans ses significations morales, dans ses échos sacrés ou fabuleux et dans ses superstitions même : il y lit à livre ouvert comme dans un miroir, et non-seulement ce miroir dont parle l’Apôtre, mais un miroir quelque peu enchanté.

  1. Traité de l’Amour de Dieu, liv. I, chap. XVII.
  2. Dans une Histoire du Jansénisme (Bibliothèque du Roi, manuscrits, 911, Saint-Germain : 3 vol. in-fol.), de laquelle Dom Clémencet a profité pour son Histoire générale de Port-Royal mais où restent encore bien des détails enfouis, on lit au tome I, liv. II, chap. X : « Il sembloit que tout le monde fût déchaîné contre la doctrine de saint Augustin : ce n’étoient pas seulement les Jésuites… ; il se trouvoit même des séculiers qui devenoient théologiens pour s’élever contre lui… M. de La Mothe-le-Vayer, qui depuis a été choisi pour l’éducation d’un grand prince en qualité de précepteur, et qui avoit déjà publié un très-grand nombre de livres sur des matières assez importantes sans être soupçonné d’avoir beaucoup de scrupule, composa en ce temps-là (1642) un livre qu’il intitula de la Vertu des Païens… Au lieu d’en demeurer dans les bornes de saint Augustin, qui reconnoît que les Païens ont souvent fait des actions qui sont bonnes selon leur devoir et leur substance, mais ne peuvent pas néanmoins passer pour de véritables vertus…, il ne craignit pas de prendre pour fondement de son opinion les objections que Julien le Pélagien