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LIVRE PREMIER.

panachée ; il n’y aimait pas non plus la tristesse : c’était comme en dévotion. Il y a une certaine gaieté, un certain vermeil riant dans tout ce qu’il pense et ce qu’il écrit ; jusque dans les moindres choses un agrément salutaire. S’il fait de courts chapitres, il vous dira à l’avantage de cette brièveté que c’est pour engager le lecteur et le tenir en haleine, pour lui donner envie et curiosité d’aller plus avant, tout ainsi que les voyageurs, sachant qu’il y a quelque beau jardin à vingt ou vingt-cinq pas de leur chemin, se détournent aisément de si peu pour l'aller voir ; ce qu’ils ne feraient pas autrement. Ses digressions sont un peu celles d’un Froissart dans les aventures de l’âme. Pour le ton, je ne fais que rappeler cette belle page d’Amyot, dans la Vie de Numa, où il est parlé des douceurs et de la piété que ce règne bienfaisant commença de répandre par toute l’Italie : cet effet d’une pure lumière qui gagne, et de son expansion pénétrante, est comparable à celui de certaines pages de saint François. Qu’on relise aussi cette page si connue de Montaigne, où il exprime le caractère d’une aimable sagesse :

«L’âme, qui loge la philosophie…, doibt faire luire jusques au dehors son repos et son aise… La plus expresse marque de la sagesse, c’est une esjouissance constante… Si peult-on y arriver, qui en sçait l’addresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d’une pente facile et polie comme est celle des voultes célestes. Pour n’avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compaignes ; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rochier à l’escart, emmy des ronces ; fantosme à estonner les gents[1]

  1. Essais, liv. I, chap. xxv.