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LIVRE DEUXIÈME.

Il nous reste à penser que de tous les avocats qui se rattachent à Port-Royal, y compris M. Le Maître et M. Arnauld, le plus véritablement éloquent fut encore Gerbier, et, pour mieux croire à cette réelle éloquence, il est heureux peut-être qu’on n’ait de lui que très-peu à lire : car si l’on tombe, par exemple, sur les fragments les plus vantés de son plaidoyer pour Port-Royal même, on est singulièrement refroidi.

Dans le plus grand entraînement de cette action et de cette louange oratoire, M. Le Maître, vers 1634, songea à se marier : l’on a des lettres piquantes que lui écrivit à ce sujet sa tante la mère Agnès, alors au monastère de Tard, dont elle était abbesse[1]. Il lui avait fait part de son projet d’épouser une des plus belles et des plus sages personnes de Paris ; elle lui répond pour le dissuader et sur un ton qui exprime à merveille la qualité de cet esprit mystique, fleuri, toujours ingénieux et subtil avec images. Voici en partie cette jolie lettre que n’ont connue ni Fontaine ni Besoigne : ils ont attribué à la mère Angélique ce qui est de la mère Agnès[2]. Apprenons enfin à distinguer de près celle-ci :

De Notre-Dame de Tard, ce 11 juin 1634.
«Mon très-cher neveu, ce sera la dernière fois que je me servirai de ce titre. Autant que vous m’avez été cher, vous me serez indifférent, n’y ayant plus de reprise en vous pour y fonder une amitié qui soit singulière. Je vous aimerai dans la charité chrétienne, mais universelle ; et, comme vous serez dans une condition fort commune, je serai pour vous aussi dans une affection fort ordinaire. Vous voulez devenir esclave, et avec cela demeurer roi dans mon cœur : cela

  1. Bibliothèque du Roi, manuscrits, Oratoire 206, Lettres de la mère Agnès de Saint-Paul Arnauld.
  2. Guilbert, dans la préface de ses Mémoires hist. et chron., les a relevés.