Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t1, 1878.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
426
PORT-ROYAL.

simple témoin.) Quand je la vis paroitre à la grille revêtue de ses habits, ceinte d’une grosse corde, nu-pieds, avec une couronne d’épines sur la tête, un crucifix à une main et un cierge allumé à l’autre, j’avoue que je fus frappé de ce spectacle, car je n’avois jamais assisté à de pareilles cérémonies ; et je fus si touché de la joie extraordinaire qui paroissoit sur son visage, que, rentrant en moi-même, et la considérant comme dans un Paradis, au lieu que je me voyois encore dans le monde, je fondois en larmes et ne savois où j’en étois. La parole que M. de Saint-Cyran m’avoit dite trois semaines auparavant, que je serois trop heureux si Dieu me donnoit quelque désir de faire pénitence, me revenoit dans l’esprit, et, me pressant le cœur, faisoit sortir de mes yeux les marques de sa douleur… Ceux qui me voyoient (car je ne pouvois pas tellement me cacher que l’on n’en aperçût quelque chose) s’imaginoient que c’étoit ma sœur que je pleurois, au lieu que je me pleurois moi-même, et que pour elle je l’estimois bienheureuse. Je sentois en même temps que cette abondance de larmes ne pouvoit venir que de l’efficace des prières de M. de Saint-Cyran, et je priai Dieu qu’il achevât en moi ce qu’il avoit commencé…»

Dans René, un frère également assiste à la prise d’habit de sa sœur. On sait les magnifiques paroles :

«Ma sœur profite de mon trouble, elle avance hardiment la tête. Sa superbe chevelure tombe de toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d’étamine remplace pour elle les ornements du siècle, sans la rendre moins touchante… Ma sœur se couche sur le marbre ; on étend sur elle un drap mortuaire ; quatre flambeaux en marquent les quatre coins… Oh joies de la religion, que vous êtes grandes, mais que vous êtes terribles !»

C’est la différence de l’idéal poétique à la réalité nue. Lancelot est un innocent René avant tout contact de littérature. Sa page n’est pas à comparer sans doute dans son ignorance d’art ; mais elle ne doit pas se séparer